
La vraie politique n’a rien à voir avec la négativité des menaces et du chantage. Elle se doit d’être visionnaire et de projeter l’avenir pour le bien de tous, sur une lecture juste et courageuse du passé et des données du présent.
Si le duopole chiite persiste dans son refus de se soumettre aux lois et à la Constitution, nous serons contraints d’évoquer le fédéralisme. Cette phrase apparaît constamment telle une menace, une forme de chantage proféré par certains politiciens chrétiens. Elle implique que le fédéralisme consiste en un mal, mais un moindre mal, nécessaire et préférable à l’effondrement généralisé imposé par la milice du Hezbollah et ses partisans.
La menace
Depuis les années 1970, ce refrain refait surface à chaque étape cruciale où la sécurité et l’existence des chrétiens se retrouvent en péril. Il s’agit d’un épouvantail qu’il convient d’agiter afin de mettre en exergue ses atouts dans les négociations autour du partage du fromage de l’État central. Face aux Palestiniens et à leurs alliés Mourabitoun, face aux Syriens, et aujourd’hui face au duopole chiite, c’est la même menace qui revient en boucle: “Ne nous obligez pas à aller vers le fédéralisme”, en d’autres termes, “ne nous poussez pas à faire le mauvais choix afin de sauver notre existence”.
Ces politiciens semblent aussi maladroits en la matière que n’importe quel néophyte. Il est regrettable que pour faire de la politique au Liban, pour représenter le peuple et lutter pour sa sécurité et sa prospérité, il n’est nul besoin de poursuivre des études en matière de sciences politiques. Les critères pour accéder au Parlement ou au gouvernement sont tout autres. Et dans cette atmosphère d’incompétence, bon nombre de ceux qui sont supposés œuvrer pour le bien commun brandissent le fédéralisme comme une arme de dissuasion.
Pourtant, toutes les études sérieuses ne manquent jamais de présenter le système de gouvernance fédéral comme la formule la plus éclairée et respectueuse de la personne humaine. Garante de l’harmonie, elle est la plus adaptée à la diversité ethnique, qu’elle soit culturelle, linguistique, raciale ou religieuse, comme en Suisse (où elle n’implique que des différences linguistiques), ou bien encore ethnoreligieuse, comme au Liban (où elle implique de profondes divergences culturelles).
L’harmonie
L’expérience ne fait que confirmer ce que disent les analyses et les recherches dans le domaine des sciences politiques: 40% de la population de la planète vivent sous des régimes fédéraux et se portent aussi bien qu’en Suisse, aux Émirats arabes unis, en Allemagne ou en Australie. Le régime fédéral a même évité la partition du Canada en assurant au Québec la pérennité de toutes ses particularités. C’est ainsi que lors du referendum de 1995, les Québécois se sont prononcés pour leur maintien au sein de la fédération.
Le fédéralisme est donc la formule idéale pour la protection de la coexistence. Il est fondé sur le principe de subsidiarité préconisé par la doctrine sociale de l’Église et explicité dans l’encyclique Quadragesimo Anno sous Pie XI, en 1931. La subsidiarité y est présentée comme le garant du pluralisme, et donc des droits de l’homme et des minorités. Elle y est définie comme “l'articulation pluraliste de la société et la représentation de ses forces vitales”.
Sous Jean-Paul II, l’Église a même mis en garde contre tout détournement de ce genre de gouvernance au nom des slogans de la bienpensance. Elle prévenait dans sa doctrine sociale de 2004, que “l'expérience atteste que la négation de la subsidiarité, ou sa limitation au nom d'une prétendue démocratisation ou égalité de tous dans la société, limite et parfois même annule l'esprit de liberté et d'initiative”.
Les conditions du fédéralisme
Le fédéralisme est l’harmonie et la coexistence par excellence. Et, contrairement à ce que proclament inlassablement certains politiciens chrétiens, il ne peut être appliqué que si le duopole chiite est convaincu des règles du vivre-ensemble et du droit international. Le fédéralisme qui fédère, donc qui unit, n’est réalisable qu’entre groupes humains de bonne foi et désirant construire un projet commun dans le respect de leur diversité.
Aussi, c’est justement lorsque le duopole chiite s’obstine dans le non-respect du droit national et international que le fédéralisme s’avère irréalisable et que l’unique issue devient celle de la partition. Car la construction d’un projet national ne consiste nullement en un partage du pouvoir central, ni en un accaparement de certains ministères par une communauté ethnoreligieuse, ni même en un droit de véto. Il ne s’agit donc pas de distribuer les parts selon un processus de concessions et de grignotage des fonctions régaliennes de l’État. Ce genre de pratique ne pourrait se traduire que par un effondrement des institutions et une émigration irréversible de la jeunesse.
Les réalités anthropologiques
Le fédéralisme, comme l’État unitaire, se fonde sur une vision commune et un désir de construire ensemble, dans l’unité et le respect de la diversité, une entité nationale. La question est de savoir avant toute chose si tous les acteurs impliqués dans ce que nous percevons comme un projet national sont capables d’intégrer l’idée de nation et de frontières. Qu’en est-il des identités transnationales, celles qui ne peuvent assimiler ce concept pour des raisons à la fois idéologiques (comme le Wilayet el-Faqih et comme l’Arabisme), ou même pour des raisons dogmatiques inhérentes à leur religion à caractère à la fois spirituel et temporel?
La construction des nations est une chose sérieuse qui, lorsqu’elle échoue, peut provoquer des hémorragies mortelles comme celle que connait le Liban depuis 2019. Cette tâche ne peut plus être l’apanage de professionnels de la politique politicienne, ni d’héritiers de familles féodales ou néo-féodales, ni même de clercs propulsés dans le monde de la politique. Les décisions qui engagent l’avenir des femmes et des hommes, leur sécurité et leur héritage ne peuvent plus se faire sur des utopies et des slogans. Des recherches anthropologiques et le courage d’accepter leurs conclusions sont des éléments qui s’avèrent indispensables pour éviter de reproduire les erreurs du passé.
La vraie politique est l’audace d’annoncer un projet construit sur une vision et une cause noble. Elle élabore des programmes et des stratégies à suivre pour des buts à atteindre. Elle évolue dans la positivité vers ce qu’il convient de bâtir. La vraie politique n’a rien à voir avec les menaces et les chantages. Elle ne procède pas par réaction, mais par programmation et anticipation. Elle n’attend pas l’échec pour proposer la solution. La vraie politique est visionnaire. Elle projette l’avenir sur une lecture juste et courageuse du passé et des données du présent.
Commentaires