Maria Casarès et Albert Camus: l’irrésistible évidence de l’amour
"Correspondance (1944-1959)"- Gallimard ©Gallimard

Le 6 juin 1944, alors que le fracas du débarquement allié résonne à travers l’Europe, une autre révolution, plus intime, se joue dans les rues de Paris: la rencontre entre Albert Camus et Maria Casarès. De cette rencontre naîtra une correspondance qui, bien plus qu’un simple échange de missives amoureuses, constitue un véritable dialogue existentiel entre deux êtres incandescents. En publiant Correspondance (1944-1959), Gallimard nous a donné accès en 2017 à douze années d’échanges où se mêlent passion, engagement et quête de sens.   

Loin des amours conventionnelles, la relation entre Camus et Casarès s’inscrit dans une tension constante entre exaltation et douleur, entre le désir ardent de fusion et l’acceptation douloureuse de l’absence. La passion, chez eux, est une quête, un chemin semé d’embûches que seule la force de l’écriture permet de transcender. Camus, tout en exaltant les moments de plénitude, s’interroge sans cesse sur la fragilité du bonheur: "Nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ?" Mais il s’interroge aussi sur les tourments que suscite une passion dévorante: "Je n’ai pas cessé de t’aimer et de t’attendre – même au milieu du désert." Quant à Casarès, elle vit chaque émotion avec une intensité poignante, oscillant entre l’euphorie et l’angoisse de l’abandon. "Je voudrais pouvoir t’exprimer par des mots le sens nouveau que tu m’as fait découvrir en eux ! Je voudrais surtout pouvoir mettre toute mon âme dans mes yeux et te regarder indéfiniment, jusqu’à ma mort !" , écrit-elle, traduisant la profondeur de son engagement émotionnel. Leur amour, vibrant et fébrile, se nourrit d’une urgence perpétuelle, où chaque lettre devient un cri lancé dans l’infini du manque. 

L'exil géographique et intérieur 

L’exil est omniprésent dans cette correspondance, tant sur le plan physique que spirituel. Maria Casarès, fille d’un républicain espagnol exilé, porte en elle la douleur de l’arrachement à sa patrie. Camus, Algérien d’origine, partage cette même blessure, celle d’une appartenance toujours en question. Leurs lettres sont traversées par cette mélancolie, par cette conscience aiguë d’une impossible stabilité. "Sinon informe, il faudra mourir obscur en soi-même, dispersé […]." L’amour devient alors un refuge, une patrie de papier, où les mots viennent combler les distances et transcender l’absence. Pour ces deux êtres arrachés à leur terre d’origine, il n’est plus question de simples retrouvailles, mais de réinventer un espace où l’amour survit à tout, au temps, à l’éloignement, aux départs successifs. Camus écrit: "Je suis loin de toi et pourtant je vis dans ton souffle, dans ton regard absent qui ne quitte pas mon esprit." Et Maria répond: "Rien ne pourra nous défaire tant que nous aurons les mots, tant que nous saurons nous écrire." 

Chaque lettre devient ainsi une encre vitale, une preuve que l’amour, même écartelé par les circonstances, peut tenir bon. Leurs échanges sont à la fois un appel désespéré et un acte de foi, adressé à tous ceux qui aiment à distance, à ceux que l’exil force à réinventer des liens inaltérables. C’est à ces êtres dispersés par l’histoire que ce livre parle, à ceux qui savent que l’absence ne rompt pas l’amour, mais le redéfinit sans cesse. 

Entre engagement public et vie privée 

Camus et Casarès sont des figures publiques engagées, lui dans le combat intellectuel et la littérature, elle sur la scène. Leur correspondance révèle la tension entre leur engagement et leur vie intime, et, plus largement, le déchirement entre la vie extérieure et la vie intérieure. Camus, prix Nobel de littérature, partage ses doutes et ses tourments: "Ce que chacun de nous fait dans son travail, sa vie, etc., il ne le fait pas seul. Une présence qu’il est seul à sentir l’accompagne." Cette présence fantomatique, celle de Maria, mais aussi celle de sa propre solitude, pèse sur son quotidien. De son côté, Casarès livre le quotidien d’une comédienne en perpétuelle effervescence, entre tournées, répétitions et solitude des chambres d’hôtel. "La scène, c’est la vie, mais une vie où tu n’es pas" , lui écrit-elle, traduisant le tourment d’une femme partagée entre son amour et son art. 

Leur correspondance devient ainsi le lieu où s’exprime cette impossibilité à faire coexister les exigences de la vie publique et celles de l’amour intime. Leur relation est traversée par une douleur sourde : celle de ne jamais pouvoir s’appartenir entièrement. L’amour devient alors une promesse inassouvie, un désir perpétuel qui se nourrit de l’absence. "Je n’existe plus que par toi et avec toi et je t’attendrai s’il le faut toute ma vie; je t’attendrai même si je sais que tu ne viendras jamais. Comprends-tu ?", écrit Maria. 

En lisant ces lettres, nous comprenons que l’amour impossible n’est pas seulement une souffrance, il est aussi un état, une façon de vivre, une illusion nécessaire. Le déchirement qui les unit n’est pas seulement celui d’une relation contrariée, mais celui d’un conflit intérieur, où chaque battement du cœur est à la fois un cri et une résignation. 

L’amour de Camus et Casarès est un amour menacé par l’ombre de la mort. L’accident tragique qui coûtera la vie à Camus en 1960 mettra un terme brutal à cette relation épistolaire, mais non à l’intensité de leur lien. Leurs lettres portent en elles la conscience d’une fragilité inéluctable, comme si chaque mot tentait de conjurer la disparition imminente. Leur amour nous fait sentir que la terre est plus vaste, l’espace plus lumineux, l’air plus léger simplement parce qu’ils ont existé. 

Une correspondance d'une rare intensité 

Lire cette correspondance, c’est plonger dans un océan de passion et de lumière, de désarroi et d’espérance. C’est découvrir un amour qui dépasse l’individu, qui s’inscrit dans une dimension existentielle et poétique. C’est comprendre que, bien au-delà de la relation entre Camus et Casarès, ces lettres parlent à chacun de nous. Elles nous rappellent que l’amour n’est jamais acquis, qu’il est une construction, une tension, une quête inlassable de vérité et de beauté. 

Ce livre s’adresse avant tout à ceux qui, comme Camus et Casarès, vivent un amour à distance, suspendu aux lettres et aux silences. Il parle à ces amants que la vie sépare, mais dont l’attachement résiste aux absences, aux années, aux doutes. "Je t’aime. Je t’attends. Je ne te quitte pas une heure. Je vis en toi, par toi, pour toi. Je t’aime" , écrit Camus. Leur amour s’exprime alors dans une écriture qui répare l’absence. 

Offrir ce livre, c’est offrir un refuge, une vérification que l’amour peut survivre à tout, tant que les mots existent. C’est tendre une passerelle entre deux êtres qui s’aiment mais que la distance malmène, une preuve que l’on peut encore être ensemble, même loin. Ce livre est un baume pour ceux dont l’amour tient à un fil, un fil de papier, un fil de promesses, un fil d’écriture qui ne rompt jamais.

https://marenostrum.pm/maria-casares-et-albert-camus-lirresistible-evidence-de-lamour/

 

Commentaires
  • Aucun commentaire