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La perte peut révéler une fragilité narcissique où perdre revient à se perdre soi-même. Entre effondrement identitaire, idéalisation du moi et mythes de revanche, cet article explore la souffrance psychique face à la perte à travers la psychanalyse et la littérature.

La perte, dans sa dimension psychique, peut révéler une fragilité fondamentale de notre être. Qu'elle soit personnelle ou collective, elle ne se limite pas à ébranler notre équilibre, elle peut mettre en péril notre identité même. Dans ce moment critique, perdre devient synonyme de se perdre, dévoilant une vulnérabilité narcissique profonde.

En effet, un narcissisme excessif est souvent associé à un besoin intense de reconnaissance et d'admiration, qui peut rendre les individus particulièrement intolérants à la défaite. Freud a décrit comment la souffrance narcissique peut résulter de la confrontation avec la réalité, où l'individu, en quête d'une image grandiose de soi, se retrouve face à des pertes qui ébranlent cette construction identitaire. La déception narcissique engendre alors une souffrance non seulement liée à ce qui a été perdu, mais aussi à ce qui n'a jamais eu lieu, créant un sentiment d'échec et de désespoir, une sorte de mort psychique. L'individu peut ressentir qu'il ne s'agit pas seulement d'une perte externe, mais d'une atteinte à son essence même. Cette perception est souvent exacerbée par des expériences antérieures de rejet ou d'abandon qui renforcent des croyances dévalorisantes sur soi. Il n’est pas rare que, dans ces situations, c’est le mécanisme de déni qui est mis en branle.

Explication: l'idéal du moi représente les aspirations d'un individu, ses désirs d'accomplissement, souvent façonnés par les attentes parentales et les normes sociales. En revanche, le surmoi incarne les valeurs morales et les interdictions, issues principalement des lois nécessaires à la vie en commun. Dans un développement psychologique sain, ces deux instances devraient fonctionner de manière complémentaire, permettant à l'individu d'aspirer à des idéaux tout en intégrant des limites éthiques. Toutefois, lorsque l'idéal du moi et le surmoi fusionnent, cela peut créer une structure psychique rigide où le sujet ressent une pression persécutrice pour atteindre des standards irréalistes. Cette coalescence entraîne une intolérance à l'échec et à la critique, exacerbant les sentiments de honte et de dévalorisation. Comme le souligne le psychanalyste Otto Kernberg, cette dynamique peut mener à une inflation considérable du moi, où l'individu se perçoit comme supérieur tout en étant profondément vulnérable aux blessures narcissiques. Bien que ce mécanisme puisse fonctionner comme un mécanisme de protection, il crée cependant sa propre fragilité: l'individu devient dépendant de cette image idéalisée, redoutant tout échec potentiel, déniant celui-ci pour le transmuer en victoire. Loin d'être un rempart contre la souffrance, cette structure enkystée devient alors un facteur de fragilité qui expose l'individu à une instabilité psychique majeure.

Les origines de cette difficulté à tolérer la perte remontent souvent à l'enfance, période des premières expériences de frustration. Certains parents, par amour narcissique, créent un environnement où leur enfant évolue sans contraintes, où ses désirs sont immédiatement satisfaits. Cette éducation, dénommée “positive’ mais qui ne l’est en rien, limite la capacité de l'enfant à faire face aux épreuves inéluctables de l'existence. Privé de l'apprentissage essentiel des limites, l'enfant ne développe pas la capacité de se percevoir comme un sujet parmi d'autres, confronté à des obstacles et des échecs inévitables. L'adulte qui en résulte devient particulièrement vulnérable, oscillant entre des sentiments de toute-puissance et une peur paralysante de l'échec.

D'autres enfants se développent sous la pression d'idéaux parentaux excessifs, devenant les dépositaires des ambitions inaccomplies de leurs parents. Leur identité se construit sur des attentes démesurées, où chaque succès s'efface devant de nouvelles exigences de perfection. Pris dans un engrenage de perfectionnisme et d'auto-exigence, ces enfants deviennent des adultes tourmentés par une insatisfaction chronique, incapables de reconnaître leur valeur en dehors d’un regard parental. Leur relation à la perte devient particulièrement douloureuse, chaque échec étant vécu comme une négation fondamentale de leur être.

Sur un autre plan, la rupture d'un lien significatif - qu'il soit affectif, idéal ou symbolique – peut aussi provoquer un effondrement narcissique important. Cela se produit, par exemple, dans la perte de quelqu’un de proche. Dans Deuil et mélancolie, Freud établit une distinction essentielle entre le deuil habituel et l'état mélancolique. Alors que le deuil permet un détachement graduel de l'objet perdu, la mélancolie entraîne le sujet dans une dynamique d'identification inconsciente, l'amenant à intérioriser la perte jusqu'à sombrer dans une autodépréciation persistante.

Le mélancolique se trouve dans une impasse qui l'amène à intégrer sa souffrance comme une composante de son être, faute de pouvoir l'extérioriser. Sa douleur, plutôt que d'évoluer vers un apprivoisement de la séparation, devient une rumination constante qui l'épuise. Cette fixation pathologique sur l'objet perdu maintient le sujet dans un cycle d'autopunition et de dévalorisation continuel. Incapable de se détacher de ce qui n'est plus, il voit son énergie psychique se tarir progressivement, le conduisant soit à l'immobilisme, soit à une dépréciation incessante de lui-même. Ainsi privé de son énergie psychique, il perd peu à peu sa capacité à maintenir une image stable et acceptable de lui-même.

À l'échelle collective, la disparition d'un repère essentiel – politique, religieux ou idéologique – est susceptible de déclencher également une crise identitaire qui fragilise la cohésion d’un groupe. L'Histoire devient alors le lieu d'une compulsion de répétition où les traumatismes passés se transforment en mythes de revanche et en projets de reconstruction symbolique.

C’est ce qui se produit dans certaines idéologies qui se bâtissent autour d'un mythe de revanche sur des défaites millénaires, transmettant aux adeptes une soif de vengeance articulée autour d'une force collective toute-puissante, d'origine divine. Ce processus, structurant l'identité du groupe, renforce les identifications en projetant la défaite dans une perspective eschatologique où le retour triomphal devient un horizon nécessaire. L'idéalisation de la souffrance et l'anticipation d'une victoire future deviennent un cadre psychique clos qui bloque tout processus de changement. La persistance de ces schémas dans la transmission culturelle favorise le maintien d'un imaginaire collectif dominé par le repli identitaire et le rejet d’un autre différent.

Ce type de construction réduit la possibilité d'une élaboration de la perte et fige l'histoire dans une logique de confrontation perpétuelle, dans le rejet de toute forme d’altérité. Les événements historiques sont alors investis symboliquement pour structurer l'identité collective, façonnant une mémoire sélective qui dépasse la simple transmission pour devenir un instrument politique et psychologique, enfermant les groupes dans des schémas de victimisation qui entravent la réconciliation et le dépassement du trauma.

La littérature, en tant qu’expression de l’expérience humaine, reflète ces mécanismes psychiques sous des formes multiples, dévoilant ainsi la complexité du rapport entre le sujet et la perte. La psychanalyste Julia Kristeva, dans Soleil noir, explore la mélancolie non seulement comme un état psychique, mais aussi comme un processus créateur où l’écriture permet de contenir et de métaboliser le sentiment de manque. Ce que la parole ne peut nommer directement, l’acte d’écrire le façonne, offrant une issue à la douleur du deuil. Shakespeare, quant à lui, inscrit dans Macbeth et Othello les ravages causés par la perte d’idéaux : chez Macbeth, un fort sentiment de culpabilité associé à une haine de soi pousse le personnage aux extrêmes de la dissolution des limites morales, engendrant un vertige de violence et de déshumanisation, tandis qu’Othello, consumé par une jalousie destructrice, s’effondre sous le poids d’un désir devenu paranoïaque. Dans ces récits, la perte ne se réduit pas à un simple traumatisme; elle devient une force motrice souvent léthale, un espace de métamorphose où se redéfinissent les contours de l’identité et du rapport au monde.

L'enjeu majeur, tant personnel que collectif, réside dans la transformation de la perte en opportunité de reconstruction psychique et sociétale. La capacité à abandonner les illusions de toute-puissance devient alors le fondement d'un équilibre psychique capable de résister aux épreuves sans s'effondrer, d'accueillir l'incertitude et la perte comme des composantes coutumières de la vie plutôt que comme des menaces existentielles.

           

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