
La moralité d’un artiste a toujours été un sujet de débat, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer la légitimité de son œuvre à la lumière de ses prises de position politiques. À une époque où les opinions des artistes sont minutieusement examinées, il est légitime de se demander si l'œuvre doit être dissociée des errements de son créateur ou si la moralité de ce dernier doit influencer la perception de son œuvre. Des figures comme Richard Wagner, Wilhelm Furtwängler ou Herbert von Karajan, dont les créations ont marqué l’histoire tout en étant associées à des positions moralement discutables, incarnent cette problématique complexe. Analyse.
Le lien entre la moralité d'un artiste et la légitimité de son art est une question qui traverse les âges, alimentant des débats parfois acerbes sur le rôle et la place de l’art dans nos sociétés modernes. À l'heure où les propos des artistes sont scrutés sous le prisme de la moralité, il est légitime de se demander si l'art doit se dissocier des actions de son créateur, ou si, au contraire, l'intégrité morale de ce dernier doit foncièrement se répercuter sur la réception de son œuvre. Certains affirment que les fautes morales d'un artiste – qu'il s'agisse de déclarations haineuses ou de compromissions avec des régimes tyranniques – doivent rendre son art inaudible, voire invisibilisé. Selon cette vision, toute œuvre créée par un individu ayant tenu des déclarations répréhensibles porte en elle une tache morale qui en entrave l'appréciation en tant qu'art pur. Cette perspective repose sur une conception assez rigide de la relation entre l'artiste et son art, où l'un ne peut être dissocié de l'autre. À l’opposé, d'autres affirment qu'il existe une séparation entre la moralité de l'artiste et la valeur de son art. Cette position soutient que l'œuvre échappe à la personnalité et aux défauts de celui qui l’a conçue, et qu’elle peut, dès lors, être appréciée indépendamment de son créateur.
Philosophie esthétique
Prenons l'exemple de Richard Wagner (1813-1883). Les écrits antisémites du compositeur allemand (notamment son pamphlet Das Judenthum in der Musik [“Le judaïsme dans la musique”] où il se lance dans une attaque virulente contre ce qu’il perçoit comme la “judaïté” de certains compositeurs allemands) a nourri les pires heures de l’Histoire et dont les principes ont trouvé une résonance tragique dans les fondements idéologiques du nazisme. Toutefois, son art a profondément influencé la musique d’art occidentale et continue de susciter des débats intenses parmi les historiens, les philosophes et les musiciens. L’écrivain Juif Heinrich Heine, qui connut de près la pensée wagnérienne, n’écrivait-il pas que la musique de Wagner, en dépit de sa beauté, portait en elle la graine de la haine? Faut-il, pour autant, bannir ses opéras des scènes de concert et ignorer les grandes leçons qu’il nous a offertes sur la structure musicale, la narration et le pouvoir évocateur de la musique? Il paraît difficile de négliger la grandeur de son œuvre, même si ses propos répréhensibles ne sauraient être minimisés.
À cet égard, de nombreux critiques et historiens demeurent divisés: est-il possible de dissocier l’artiste de son œuvre et d’en retirer des enseignements, sans pour autant légitimer ses préjugés? L’argument en faveur de la séparation entre l'art et la moralité de l'artiste trouve un terrain fertile dans la philosophie esthétique, notamment dans les réflexions de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Pour le philosophe allemand, l’art n’est pas simplement une production individuelle, mais une forme de pensée qui transcende l’individu. Une œuvre d'art, à ce titre, n’est pas soumise aux contingences éthiques du créateur, elle vit de manière autonome et dépasse les motivations personnelles ou morales de celui-ci. Cette vision permet de comprendre que l’art puisse conserver toute sa puissance expressive, même si l’homme qui l’a produit est moralement détestable.
Moralité immédiate
Les exemples historiques abondent pour nous rappeler la complexité de cette question. Wilhelm Furtwängler (1886-1954) et Herbert von Karajan (1908-1989), deux chefs d’orchestre d’exception, ont entretenu des liens étroits avec le IIIe Reich. Leur collaboration, ou leur compromis avec celui-ci, ne fait aucun doute. Pourtant, leurs héritages musicaux sont indéniables. La question se pose alors à nouveau: devons-nous rejeter l'ensemble de leur œuvre et les évaluer uniquement à l'aune de leurs fautes politiques? Si l'on suit cette logique, alors on devrait également écarter l'art de tous ceux qui, dans le passé, ont pris des positions moralement douteuses ou ont sombré dans des compromis avec des régimes détestables. Mais cela reviendrait à juger l’art sous un prisme qui, en fin de compte, affaiblirait et appauvrirait notre rapport à l’histoire artistique, en niant les contextes dans lesquels ces créateurs ont évolué.
L'artiste peut être un produit de son époque, influencé par ses idéaux, mais l’œuvre d’art qu’il crée offre une dimension universelle, qui touche les âmes et les consciences bien au-delà de son auteur. Si nous supprimons l'accès à cette œuvre sous prétexte de l’affiliation politique de ce dernier, nous commettrons une double erreur: d'une part, nous négligerons la valeur artistique et historique de l'œuvre elle-même et, d'autre part, nous risquerons de condamner la culture dans son ensemble en la réduisant à la seule moralité du moment. Cette pensée est difficile à accepter dans le cas de personnalités extrêmement controversées, mais elle est pourtant essentielle si nous voulons préserver la richesse de l’héritage culturel. L’art a la capacité de survivre à ses créateurs et parfois de les défier. Car, au-delà de la morale immédiate, il nous parle de l’humain dans sa diversité et ses contradictions. Et c’est peut-être cette confrontation qui fait naître le véritable sens de l’œuvre.
Éthique omniprésente
Il existe une tentation de subordonner l'art à un impératif moral absolu, particulièrement en ces temps où les questions éthiques sont omniprésentes. Cela nous conduit à juger une œuvre selon des critères contemporains, de manière simpliste et réductrice, ce qui risquerait de transformer l’art en un simple miroir de la morale du moment. Mais un tel jugement ne peut que stériliser sa fonction essentielle: sa capacité à ouvrir des espaces de réflexion, à interroger l'Histoire et à dépasser les défauts et les limites de l'individu qui l’a produit. À nous de maintenir cette perspective et de faire preuve de discernement, tout en reconnaissant la responsabilité morale et judiciaire des créateurs de ces œuvres. Ainsi, ces dernières doivent être jugées pour ce qu'elles sont, et non pour ce que leur créateur a pu être. Et si les propos de l'artiste sont condamnables au regard de la loi, qu'ils soient jugés en tant qu'actes de l'homme, mais que l'on préserve l'artiste et son œuvre. Il est grand temps de rendre à l'art ce qui appartient à l'art, en le libérant des errements humains, pour qu'il puisse subsister dans sa splendeur immuable.
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