Les alaouites, héritiers marginalisés d'une tradition mystérieuse
Des religieux et des membres de la minorité alaouite de Syrie se réunissent à Qardaha, le village ancestral de la famille Assad, dans la province occidentale de Lattaquié, le 16 décembre 2024, pour une session visant à établir des mécanismes de dialogue avec les nouvelles autorités de Damas. ©Muhammad Haj Kadour / AFP

Le récent embrasement des tensions sur le littoral syrien suscite plusieurs questionnements. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), depuis le 6 mars, près de 973 civils, en grande partie alaouites, ont été tués à Tartous et Lattaquié, à l’ouest de la Syrie, où la minorité religieuse est concentrée. Aujourd’hui, on estime le nombre d’alaouites à environ 4 millions dans le monde, principalement en Syrie où ils représentent entre 10 et 15% de la population. De plus petites communautés existent aussi au Liban et en Turquie. Mais qui sont-ils? Quelles sont leurs croyances, et surtout pourquoi sont-ils marginalisés?

Une branche ésotérique de l’islam

Les alaouites tirent leurs origines d’une branche du chiisme apparue au IXᵉ siècle. Le fondateur de cette doctrine serait Mohammad Ibn Noseïr al-Namiri (décédé en 884), un disciple du onzième imam chiite, Hassan al-Askari. Selon la tradition alaouite, Ibn Noseïr aurait reçu de cet imam une révélation spirituelle nouvelle, constituant le cœur de leur doctrine​.

À l’époque médiévale, on désignait d’ailleurs cette secte du nom péjoratif de Noseïris (partisans de Noseïr). La doctrine, née en Mésopotamie, s’est implantée dans le nord de la Syrie dès le XIᵉ siècle, notamment autour d’Alep, puis dans le massif côtier de Lattaquié. C’est là qu’elle a pris son essor, se transmettant au sein de populations paysannes locales.

Sur le plan théologique, l’alaouisme se distingue par son ésotérisme et son syncrétisme. Au sein de l’islam, il est relié au chiisme tout en s’en écartant fortement par ses croyances. En effet, la doctrine alaouite repose sur une vision mystique de la Trinité divine: elle vénère une triade composée d’Ali ibn Abi Talib (cousin et gendre du prophète Mahomet) – exalté comme le Sens ou l’Essence divine –, du prophète Mahomet lui-même (perçu comme le Nom, ou le voile d’Ali), et de Salman le Perse (un compagnon de Mahomet, considéré comme la Porte qui donne accès au secret divin)​.

Les alaouites enseignent qu’Ali est une manifestation de Dieu qui a créé Mahomet, lequel à son tour a créé Salman. Dans cette perspective, Mahomet n’aurait eu qu’un rôle secondaire, chargé de divulguer aux masses une version simplifiée de la religion, tandis que la véritable foi n’est accessible qu’aux seuls initiés.

Conséquence de cette conception, la religion alaouite est transmise de manière secrète et héréditaire, d’où son statut de religion ésotérique, comme le druzisme. Seuls les hommes nés de parents alaouites peuvent être initiés aux mystères de la foi à l’adolescence, après une période d’apprentissage – les femmes, elles, en sont dispensées, étant considérées comme “naturellement croyantes” selon la tradition.

Historiquement, la communauté est très fermée: les conversions à l’alaouisme sont rares et difficiles, et il n’existe pas de structure missionnaire. De plus, les pratiques cultuelles s’écartent de l’orthodoxie musulmane. En effet, les alaouites ne fréquentent pas les mosquées et n’ont pas de clergé organisé (pas d’imams réguliers), tandis que leurs rites comprennent des éléments empruntés au christianisme (célébration de Noël, de Pâques, utilisation du vin dans certains rites) et à d’autres traditions reflétant des influences préislamiques.

Leur lecture du Coran est allégorique et secrète, conduisant à des interprétations jugées hétérodoxes par les musulmans sunnites et chiites. En effet, nombre de doctrines alaouites – telle la divinisation d’Ali ou la croyance en une Trinité divine – contreviennent au dogme de l’unicité de Dieu (tawhid) et valent aux alaouites d’être considérés comme des hérétiques par la majorité des musulmans.

L’instrumentalisation de la peur

Historiquement relégués aux montagnes de Lattaquié et de Tartous, les alaouites ont longtemps vécu en marge du pouvoir. Sous l’Empire ottoman, ils subissent discrimination et persécutions.

Le mandat français (1920-1946) marque un tournant: intégrés en nombre dans l’armée, ils accèdent progressivement à des postes influents. L’ascension s’accélère après l’indépendance, en 1946, et culmine en 1970 avec la prise de pouvoir de Hafez el-Assad, un alaouite.

Son régime, puis celui de son fils Bachar, s’appuie sur une élite sécuritaire et militaire largement alaouite, exacerbant les tensions communautaires. Conscient de la vulnérabilité de sa communauté, l’ancien régime a systématiquement placé des alaouites à des postes clés: armée, services de renseignement et administration.

Lors du soulèvement de 2011, le régime de Bachar el-Assad jouait sur la peur d’une revanche sunnite pour rallier les alaouites. En parallèle, il s’appuyait sur les Chabiha (fantômes), des milices alaouites issues de réseaux criminels, chargées de réprimer violemment l’opposition. Leur implication dans des massacres sectaires, celui de Houla (2012) ou du siège de Homs (2011-2014), a renforcé l’image d’un régime exclusivement alaouite. 

Ces Chabiha se sont mués en bras armé de la terreur. Leur violence a envenimé les fractures confessionnelles, rendant la communauté encore plus vulnérable aux représailles.

Mais aujourd’hui, alors que la violence redouble, une question s’impose: les alaouites paient-ils le prix de l’instrumentalisation dont ils ont été les rouages malgré eux? Entre peur, survie et loyauté contrainte, leur destin semble désormais suspendu à une équation dont ils ne maîtrisent pas les termes.

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