
Comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle modifié l'environnement affectif des plus jeunes? Entre visages masqués, isolement social et anxiété parentale, les fondements du développement psychique infantile ont été ébranlés. Une réflexion psychanalytique sur les défis posés à la construction identitaire et relationnelle des enfants nés pendant cette période exceptionnelle.
La pandémie de Covid-19 a bouleversé nos sociétés à une échelle sans précédent, modifiant profondément nos mœurs les plus ancrées et nos interactions sociales quotidiennes. Traversant des phases cruciales de leur développement psychique et identitaire, les enfants se sont trouvés confrontés à un monde de visages masqués, d'interactions sociales limitées et d'anxiétés nouvelles.
Pour le nourrisson, le visage humain constitue le premier territoire d'exploration et de reconnaissance, un miroir fondamental dans lequel il se découvre et commence à se construire. Les expressions faciales des adultes qui l'entourent, tout particulièrement celles de ses premiers objets d’amour, lui permettent progressivement de décoder le monde affectif et d'ajuster ses propres réponses.
Dans ce contexte, le port du masque généralisé a introduit une modification majeure dans cet apprentissage affectif et relationnel. En dissimulant une grande partie du visage, il a considérablement appauvri le décryptage par l’enfant des expressions manifestées par son entourage. Comme nous le savons, les interactions précoces avec les figures parentales sont déterminantes pour la construction de son identité. C'est à travers ces échanges que l'enfant constitue son narcissisme primaire, fondement de sa sécurité psychique. L'absence de la totalité du visage maternel ou paternel peut donc perturber cette construction narcissique et générer une forme d'insécurité affective chez l'enfant, qui peine, dès lors, à intérioriser des repères stables.
Les psychanalystes d’enfants ont insisté sur l'importance du regard et de l'expression faciale dans la communication affective entre la mère et l'enfant. Ils ont démontré que le nourrisson, dès ses premières semaines de vie, perçoit avec une acuité remarquable les mimiques des visages et ajuste ses ressentis en fonction de ces signaux subtils. Le masque, en voilant ces précieux indices, peut entraver cette communication non verbale essentielle.
Bien que certaines études conduites pendant la pandémie suggèrent une capacité d'adaptation surprenante chez certains enfants, des professionnels de la petite enfance ont rapporté des difficultés accrues dans l'acquisition du langage chez ceux ayant été exposés principalement à des visages masqués pendant leurs périodes critiques d'apprentissage linguistique.
Cette problématique nous conduit naturellement au concept lacanien du stade du miroir, phase déterminante durant laquelle l'enfant, entre six et dix-huit mois, commence à se reconnaître dans son reflet et à construire son identité en s'identifiant à une image extérieure. Cette étape cruciale marque le moment où l'enfant accède à une première forme d'unification de son image corporelle, auparavant vécue comme morcelée. Cette reconnaissance passe non seulement par le reflet dans un miroir réel, mais aussi et surtout par le “miroir” que lui renvoient les figures parentales à travers leurs regards, leurs expressions et leurs réactions.
Ces figures jouent donc un rôle central dans cette reconnaissance et cette structuration du moi. Avec le port du masque, une partie significative de cette image est voilée, ce qui peut affecter la capacité de l'enfant à établir une continuité entre son propre corps et l'image qu'il perçoit chez l'autre. Cette altération peut engendrer plusieurs conséquences potentielles: une difficulté à s'approprier une image unifiée de soi, un retard dans la différenciation entre soi et autrui ou encore une perturbation dans l'accès au langage.
Lacan souligne également que le stade du miroir implique la constitution du “moi idéal”, cette image idéalisée que l'enfant projette sur lui-même et qui nourrit son narcissisme. Si les visages qui lui servent de modèles sont partiellement masqués, l'enfant peut éprouver des difficultés à se constituer cette image idéale. Dans un monde où les interactions sont modifiées par le port du masque et la distanciation sociale, l'enfant peut ainsi rencontrer des obstacles supplémentaires dans sa construction identitaire.
L'ambivalence identitaire qui peut en résulter se manifeste par un manque de repères visuels stables, essentiels pour comprendre les affects des autres et ajuster ses propres réactions. Privé de ces repères, l'enfant peut développer un sentiment d'incertitude quant à ses propres éprouvés, entravant potentiellement sa capacité à établir des relations interpersonnelles sécures. Cette difficulté à s'inscrire dans un cadre relationnel stable peut également renforcer un sentiment d'isolement ou d'angoisse, particulièrement visible chez les enfants présentant déjà une vulnérabilité psychique.
Au-delà de la question des visages masqués, la pandémie a imposé un isolement social sans précédent, modifiant profondément la qualité et la fréquence des interactions des enfants avec leur environnement social élargi. Les mesures de confinement, la fermeture des structures d'accueil et des écoles, ainsi que la limitation des contacts avec la famille élargie ont considérablement réduit la diversité des échanges sociaux accessibles aux enfants. Or, ceux-ci sont essentiels à la communication avec autrui et à la régulation des pulsions. Privé de ces interactions structurantes, l'enfant risque de rencontrer des difficultés à contrôler ses affects et à exprimer ses besoins de manière appropriée. Les observations cliniques réalisées pendant et après les périodes de confinement ont d'ailleurs relevé une augmentation des comportements d'opposition, des crises de colère et des difficultés affectives chez de nombreux enfants.
Dolto nous rappelle également que l'acquisition du langage et des codes sociaux dépend intimement des interactions diversifiées avec autrui. L'absence d'échanges réguliers avec des figures extérieures au cercle familial peut ralentir le développement linguistique ainsi que la capacité de l'enfant à décoder les signaux sociaux complexes. Le langage, loin d'être uniquement un outil de communication, constitue également un organisateur psychique qui permet à l'enfant de symboliser son expérience et de donner du sens à ses ressentis. Un appauvrissement des interactions langagières risque donc de compromettre ce processus de symbolisation essentiel à l'équilibre psychique.
Donald Winnicott, quant à lui, a démontré que le jeu avec les pairs constitue une expérience fondamentale pour le développement affectif et la socialisation. À travers le jeu libre, l'enfant expérimente ses limites, exprime ses éprouvés et apprend à échanger avec les autres. Le psychanalyste britannique considère l'espace de jeu comme un “espace transitionnel” crucial, situé entre le monde interne et le monde externe, où l'enfant peut explorer en sécurité différentes situations psychiques et relationnelles. Les restrictions sanitaires ont considérablement réduit ces opportunités d'apprentissage social, pouvant entraîner chez certains enfants un retard dans l'acquisition des capacités relationnelles, une anxiété accrue face aux situations sociales ou un repli sur soi.
Cette privation d'interactions diversifiées a également pu favoriser l'émergence de troubles affectifs plus profonds. Isolés dans un environnement familial lui-même soumis à de fortes tensions, certains enfants ont développé des signes de dépression infantile, de grande anxiété ou de troubles de la conduite. Le manque de stimulation offerte habituellement par la diversité des environnements sociaux (école, activités extrascolaires, sorties culturelles) a pu également affecter leur développement psychique, particulièrement chez les enfants ne bénéficiant pas d'un environnement familial suffisamment motivant.
La pandémie a profondément bouleversé également le processus de séparation-individuation par lequel l’enfant apprend à prendre progressivement ses distances avec les liens libidinaux et acquérir ainsi une plus grande autonomie socio-affective. La pandémie a profondément bouleversé cet équilibre en renforçant la proximité avec les parents et en réduisant drastiquement les occasions d'exploration autonome du monde extérieur.
Cette perturbation du processus d'autonomisation s'est manifestée de diverses manières selon les enfants et les contextes familiaux. Certains ont développé une dépendance excessive à la présence parentale, avec des difficultés importantes lors des séparations, même brèves. D'autres, par un mécanisme de compensation, ont manifesté une pseudo-indépendance précoce, masquant en réalité une anxiété de séparation non élaborée. Ces deux réactions, apparemment opposées, traduisent une même difficulté à intérioriser un attachement sécure permettant à la fois la proximité affective et l'exploration autonome.
Un autre aspect fondamental concerne la transmission de l'angoisse parentale entrainant des manifestations psychosomatiques chez l'enfant. Les enfants, particulièrement sensibles aux états affectifs de leurs parents, ont absorbé cette angoisse ambiante, même, et peut-être surtout, lorsqu'elle n'était pas explicitement verbalisée. Celle-ci se transmet par des signaux non verbaux imperceptibles et influence profondément le développement psychosomatique de l'enfant. Cette transmission inconsciente peut conduire l'enfant à développer un état d'hypervigilance ou une peur de l'environnement extérieur, perçu comme menaçant. Les observations cliniques réalisées pendant la pandémie ont effectivement relevé une augmentation significative des troubles anxieux chez les enfants, souvent en miroir des préoccupations parentales.
Cette angoisse intériorisée s'est fréquemment exprimée à travers des manifestations somatiques: maux de ventre récurrents, céphalées, troubles du sommeil, modifications de l'appétit, instabilité psychomotrice ou encore conduites régressives comme, par exemple, un retour à l'énurésie chez des enfants auparavant propres. Les enfants ne disposant pas toujours des ressources verbales pour exprimer leur mal-être le traduisent souvent dans le langage du corps. Certains ont ainsi développé des rituels obsessionnels autour de l'hygiène, intériorisant de manière excessive, à l’image de certains parents, les consignes sanitaires et transformant une prudence légitime en anxiété pathologique. Le symptôme somatique devient alors une forme d'expression symbolique d'un conflit psychique ou d'une angoisse que l'enfant ne peut élaborer mentalement.
Commentaires