
“La Révolution du cèdre”; “le Liban d’abord”; “Culture du lien”… Autant de leitmotivs qui ont caractérisé ce que certains qualifieront de Printemps de Beyrouth ou aussi de “Seconde indépendance”. Des slogans qui ont émergé dans le sillage du gigantesque rassemblement populaire organisé il y a vingt ans, jour pour jour, au centre-ville de Beyrouth. La place des Martyrs (rebaptisée par la suite “place de la Liberté”) avait été le théâtre d’un impressionnant et formidable élan populaire, une véritable marée humaine, réclamant le retrait des troupes syriennes du Liban, à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, dont le régime Assad avait été accusé.
Ces trois leitmotivs n’ont nullement constitué l’expression d’une simple et banale gymnastique de l’esprit, vide de sens. Chacun d’eux reflétait une dimension spécifique de la dynamique politique née de ce tournant historique qu’avait représenté cette mémorable journée du 14 mars – qui donnera d’ailleurs son nom au courant souverainiste dit du 14 Mars. Il s’est agi à l’époque d’un tournant réellement fondateur du fait que, pour la première fois dans l’histoire contemporaine du Liban, nous avons assisté à une déferlante populaire essentiellement “transcommunautaire”, concrétisant sur la place publique l’émergence d’un sentiment “libaniste” et la concrétisation d’une sensibilité libanaise.
En ce 14 mars 2005, plus d’un million de Libanais, chrétiens, sunnites, druzes, en plus d’une élite chiite – toutes origines sociales et allégeances politiques confondues – sont descendus ensemble dans la rue, brandissant en masse un même drapeau, le drapeau libanais, scandant les mêmes slogans (principalement “la Syrie, dehors”), portant des banderoles axées sur des thèmes tous similaires. Cette mobilisation ne sera pas un acte isolé, limité dans le temps. Elle sera suivie sans relâche, pendant des semaines et des mois, d’un sit-in permanent (dans une atmosphère festive, néanmoins engagée) et de manifestations massives allant dans le sens d’un combat national commun.
Depuis 1943, et même bien avant, le Liban n’avait pas connu un tel élan spontané. L’indépendance qui avait mis fin au mandat français avait été marquée par la conclusion d’un Pacte national censé être fondateur, mais qui s’est avéré limité à une entente cordiale entre deux leaders haut placés, le président de la République Béchara el-Khoury et le Premier ministre Riad Solh.
Cet acte politique initié au sommet du pouvoir n’avait pas réussi à se traduire dans la réalité quotidienne, sur le terrain, par un vécu au niveau des bases populaires communautaires. Bien au contraire, les composantes socio-culturelles du tissu social libanais se sont déchirées entre elles pendant des décennies sous le poids des courants régionaux centrifuges, tantôt nassériens (à la fin des années 1950), tantôt palestiniens (avec la crise née de la présence armée de l’OLP) ou syriens (à partir des années 1970).
Si le prolongement de l’élan du 14 mars 2005 et sa continuité dans le temps ont été qualifiés de “Révolution du cèdre” c’est parce que, précisément, ils avaient été l’expression d’une rupture avec les orientations centrifuges suscitées par les forces régionales. Ils avaient marqué l’émergence, pour la première fois, d’un courant souverainiste (le “14 Mars”), fondé sur une sensibilité exclusivement libanaise, autour du symbole du cèdre. Ils avaient transcendé les communautés et les partis avec pour thème “le Liban d’abord”, par opposition aux allégeances transnationales et aux interférences régionales, idéologiques ou simplement hégémoniques.
Cette Révolution du cèdre et le leitmotiv “le Liban d’abord” n’ont pas été uniquement la conséquence directe de l’attentat du 14 février 2005. Ils ont été le fruit d’un long processus qui a mûri pendant plusieurs années, enclenché en 2001 par la réconciliation de la Montagne initiée par le patriarche maronite de l’époque, Nasrallah Sfeir, et le leader druze du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt. Cette démarche historique maronito-druze s’est accompagnée, parallèlement, de la mise en place progressive d’une “culture du lien”, un slogan cher à Samir Frangié, qui avait pris plusieurs formes, à commencer par la tenue discrète, loin des feux de la rampe, d’un important séminaire qui avait regroupé en 2001, à Baakline, dans le Chouf, les responsables et les cadres estudiantins des partis et courants qui constitueront, plusieurs années plus tard, le 14 Mars (les Forces libanaises, les Kataëb, le Parti national libéral, des représentants aounistes, le Courant du futur, le PSP, des étudiants communistes ainsi que des indépendants).
Durant tout un week-end, ces jeunes auront des échanges francs et ouverts, dans une atmosphère conviviale, sur des thèmes aussi cruciaux que “l’occupation syrienne” (un sujet tabou à l’époque), la situation économique, la nécessité d’un dialogue interne et “l’acceptation de l’autre”. Indice précurseur du clivage qui apparaitra à la suite du 14 mars 2005: le Hezbollah et le mouvement Amal refuseront de participer à ce séminaire.
D’autres démarches, celles-ci au niveau des leaders, marqueront aussi les prémices du 14 Mars et de la Révolution du cèdre, plus particulièrement les réunions informelles de la “Rencontre du Bristol” qui illustreront l’ouverture de Rafic Hariri et de Walid Joumblatt sur l’opposition chrétienne, et donc une première concrétisation de la “culture du lien” (ce qui suscitera l’ire du régime syrien et de ses alliés locaux).
Plus important encore, cette dynamique “libaniste” sera boostée par l’apparition de la Gauche démocratique qui regroupera des symboles de la gauche et du Parti communiste, notamment Georges Haoui, Elias Atallah, Samir Kassir, Habib Sadek, Karim Mroué, qui auront l’extrême courage politique de se livrer à une autocritique, dénonçant certaines orientations de la gauche et du Mouvement national des années 1970. Cette Gauche démocratique constituera en 2005, avec le Courant du futur, le PSP et les partis chrétiens, la grande coalition du 14 Mars.
Principale ombre au tableau: la dynamique souverainiste sera combattue et ébranlée, par la force des baïonnettes, par le Hezbollah qui parviendra à bétonner la communauté chiite en l’entraînant idéologiquement sur une voie transnationale, donc par essence anti-libaniste: celle de l’allégeance, inconditionnelle et aveugle, au Guide suprême de la Révolution islamique.
Cette diversion iranienne aura pour conséquence de provoquer des tensions et des replis communautaires, accentués par un contexte régional en pleine mutation. À l’ombre d’une telle conjoncture, seul un sursaut salutaire de l’élite et des libres penseurs chiites pourrait redonner vie à l’esprit du 14 Mars en donnant un coup d’arrêt à cette rupture du lien entretenue par le parti de Dieu pour se placer au service du projet hégémonique des Pasdaran et de l’aire radicale du pouvoir en place à Téhéran.
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