Festival al-Bustan: Via Crucis ou l’ultime prière
Le Chœur de l’Université Notre-Dame de Louaizé et le pianiste libano-français Abdel Rahman el-Bacha interprètent le Via Crucis sous la direction de Gianluca Marcianò au Festival al-Bustan. ©Festival al-Bustan

Dans le cadre du Festival al-Bustan, le chœur de l’Université Notre-Dame de Louaizé et le pianiste libano-français Abdel Rahman el-Bacha ont proposé une lecture de bon aloi du Via Crucis de Franz Liszt, une œuvre radicale de la dernière période créatrice du compositeur. Cette prestation a particulièrement mis en lumière la tension dramatique de la partition, qui conjugue dépouillement et force expressive dans une exploration poignante du Chemin de croix.

Le 15 mars, en l’église Saint-Joseph des pères jésuites, à Monnot, le Festival al-Bustan a consacré une soirée musicale au Via Crucis de Franz Liszt (1811-1886), une œuvre parmi les plus radicales de son répertoire sacré. Composé entre 1878 et 1879, ce cycle illustre la profonde transformation esthétique et spirituelle du compositeur hongrois dans ses dernières années. Délaissant le lyrisme orchestral et la virtuosité démonstrative qui avaient marqué sa période romantique, Liszt adopte ici une écriture épurée, dépouillée jusqu’à l’essentiel, où l’harmonie et la scansion rythmique traduisent à la fois l’austérité et la tension dramatique du Chemin de croix.

Structuré en quatorze stations, le Via Crucis se distingue par son approche novatrice de la forme et du langage musical. Liszt y intègre des éléments du plain-chant, des références aux chorals luthériens et une harmonie souvent suspendue, aux frontières de l’atonalité. L’usage du silence, des accords plaqués et des dissonances contribue à une atmosphère contemplative, marquée par une expressivité brute, presque ascétique. L’alternance entre passages choraux et interventions solistes du piano crée une dramaturgie introspective où la souffrance du Christ ne se déclare pas dans l'exubérance, mais se révèle dans un dépouillement poignant, proche de l’esthétique moderniste qui émergera au siècle suivant.

Dans l’interprétation du 15 mars, la direction de Gianluca Marcianò parvient à mettre en exergue un équilibre louable entre la rigueur formelle et l’intensité expressive de l’œuvre. Sous l’égide du père Khalil Rahmé, le chœur de l’Université Notre-Dame de Louaizé relève le défi d'une partition exigeante avec une grande précision. Il explore ainsi une large palette de textures vocales, allant des chants homophoniques à des harmonies plus complexes, créant des effets de tension et de libération. Il convient de souligner, au passage, la justesse avec laquelle le chœur universitaire restitue les lignes du choral O Haupt voll Blut und Wunden (VIe station), tout en réservant une mention particulière aux sopranos qui apportent une émotion palpable dans leur interprétation du Stabat Mater. En outre, le dialogue entre les voix et le piano – bien au-delà d’un simple accompagnement, faut-il le préciser – renforce la tension inhérente à l’écriture lisztienne: entre accords martelés et harmonies suspendues, le clavier soutient, voire accentue, le caractère dramatique de chaque station.

Au piano, Abdel Rahman el-Bacha saisit la dualité de la partition, alternant entre une approche quasi monastique des séquences les plus épurées et une expressivité plus accentuée dans les moments de plus grande tension. En dépit de la complexité de son langage harmonique, il parvient à maintenir une fluidité constante dans le discours musical, sachant exactement où soutenir les choristes et où laisser le piano s'affirmer dans toute sa puissance. Dans certaines stations, telles que celle où Jésus succombe sous le poids de la croix (tations III, VII et IX), l’écriture pianistique revêt une intensité presque déchirante, avec des accords brisés et une forte utilisation du contretemps pour simuler l'effort physique et spirituel.

Par ailleurs, le baryton espagnol Gabriel Alonso trouve dans cette œuvre un espace d'expression mieux adapté à sa voix que son incarnation d’Escamillo dans La Tragédie de Carmen du 8 mars, sa tessiture profonde s’accordant parfaitement avec la dimension sombre et solennelle de la partition. Soumaya Baalbaki ponctue chaque station du Chemin de croix par une lecture biblique qui en révèle la signification.

L’exécution du Via Crucis par l’ensemble s’est ainsi inscrite dans une lecture profondément respectueuse de l’esprit de Liszt, restituant l’âpreté et la modernité de cette œuvre. Entre contemplation et tension dramatique, la partition révèle, au-delà de sa dimension religieuse, une approche musicale en avance sur son temps, préfigurant déjà les bouleversements, voire les mutations musicales du XXe siècle, qui conduiront au grand schisme entre la musique d'art occidentale et le système tonal.

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