
Les frères Rahbani, aux côtés de Fairouz, ont constitué une trinité musicale qui a profondément marqué l’histoire du Liban. À l'occasion du centenaire de la naissance de Mansour Rahbani, c'est non seulement leur parcours collectif qui est honoré, mais aussi l'héritage que Mansour a continué de porter seul après la disparition de Assi en 1986, perpétuant leur vision de la musique dite libanaise et son influence sur la scène arabe. Décryptage.
Ils étaient deux. Deux esprits distincts, deux créateurs à part entière, deux intellectuels libres. Pourtant, une symbiose artistique les unissait, faisant de leurs noms une entité indissociable: les frères Rahbani. Compositeurs, poètes, penseurs, ils conjuguaient leurs visions sans jamais s’effacer l’un l’autre. Assi et Mansour, l’un ne serait sans l’autre, et l’autre ne serait sans l’un. Le poète donnait forme à l’abstraction de l’âme, et le compositeur l’offrait à l’écoute. À travers ce dialogue constant, où la poésie nourrissait la musique et la musique sublimait la poésie, leur œuvre naissait. Frères de sang et d’esprit, ils ont donné voix à une nation naissante, en perpétuelle quête d’elle-même, élaborant, au fil des décennies, un répertoire où se rencontrent différentes traditions musicales, visions identitaires et reflets des bouleversements socio-politiques. Aujourd’hui, le Liban se souvient de Mansour (1925-2009), un siècle après sa naissance, après avoir célébré en 2023 le centenaire de Assi (1923-1986). Un siècle qui invite à une réflexion sur l’héritage musical et culturel d’un pays en continuelle construction de son identité.
Transculturation musicale
Nés dans une famille modeste à Antélias, les frères Rahbani n’héritent pas la musique de leurs parents, ils la conquièrent par eux-mêmes. La musique ecclésiastique rūm orthodoxe et les chants liturgiques maronites marqueront particulièrement leur oreille et leur esprit dès leur enfance, tandis que la musique d’art occidentale ouvrira à leur imaginaire un horizon infini d'explorations. En effet, à la suite de la chute de l’Empire ottoman et l’instauration du mandat français au Liban, les pratiques musicales monodiques modales levantines autochtones se heurtent au système harmonique tonal européen, imposé comme un modèle de “modernité”. De plus, l’inauguration en 1910 de Dar al-Mousiqa, futur Conservatoire national de musique, par Wadih Sabra (1876-1952), marque le début d’une occidentalisation de l’éducation musicale et des pratiques traditionnelles au Liban, comme le souligne Diana Abbani, historienne libanaise, dans une étude publiée en 2019.
Bertrand Robillard, cofondateur de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), assure leur formation en harmonie, contrepoint et fugue occidentaux. Forts de cette formation, Assi et Mansour jetteront plus tard les bases du courant polyphonique arabe, une tentative amorcée par Toufic Succar (1922-2017), sans toutefois aboutir. Leur rencontre avec Fairouz, alors jeune choriste à la radio nationale, scelle le début d’une aventure artistique qui redéfinira le paysage musical arabe, dominé par les influences égyptiennes. Dans le Liban d’avant-guerre, leur création se nourrit d’un pays en pleine métamorphose: leurs opérettes et compositions parviennent à traduire les aspirations de la jeunesse, à l’heure où le pays incarne un modèle de pluralité culturelle. Au fil des décennies, ils développent un langage créole, conjuguant le patrimoine musical levantin aux exigences harmoniques occidentales. Cette esthétique hybride sera vue par certains comme le modèle sur lequel la “musique libanaise” devrait être fondée.
Espace de réflexion
Puis vient la guerre (dite) civile. Les récits des chansons des frères Rahbani résonnent alors d’une tonalité nouvelle, chargée de nationalisme nostalgique, de douleur mais aussi d’espoir. Si la voix de Fairouz demeure l’instrument privilégié de cette mémoire musicale, elle exprime aussi un exil intérieur, une déchirure qui trouve un écho bien au-delà des frontières libanaises. À la suite du décès de Assi en 1986, Mansour poursuit l’aventure seul, marquant la continuité et l’évolution d’un héritage qu’il porte désormais en solitaire, tandis que le divorce artistique entre Fairouz et les Rahbani est déjà entériné. “Avec la disparition de Assi, Mansour s'est orienté vers la création d'œuvres plus colossales, où les livrets sont devenus plus élaborés, avec une plus grande place accordée au chant dramatique, explique Oussama Rahbani, compositeur et fils de Mansour. Ses pièces ont également évolué pour devenir plus complexes en termes de mise en scène, avec un cycle narratif désormais continu, sans interruption pour intégrer une chanson, comme c’était le cas dans leurs travaux précédents.”
À partir de la fin des années 80 et jusqu'à sa mort, Mansour a composé un nombre considérable d'œuvres musicales, notamment des pièces de théâtres, qui ont su s'imposer, tant par leur longévité que par leur portée. “Ses pièces sont restées à l'affiche pendant plusieurs mois, voire des années pour certaines, bien plus longtemps que celles des frères Rahbani”, précise le musicien libanais. Parmi celles-ci, Saif 840 (“Été 1840”, 1988), Al-Wasiya (“Le testament”, 1994), Akher ayam Socrate (“Les derniers jours de Socrate”, 1998) ont été mises en scène au cours du XXe siècle. “Nous avons collaboré ensemble dans Wa Qama fi el-yawm al-thalith (“Et il est ressuscité le troisième jour”, 2000), dans une approche théâtrale avant-gardiste. Il a ensuite composé Abou Tayeb al-Mutanabbi en 2001, Moulouk el-tawaef (“Les rois des confessions”, 2003), Hokm el-Roayan (“Le règne des bergers”, 2004), qui s'est révélé prémonitoire des événements entre février 2005 et 2008, puis Zanoubia (“Zénobie”, 2006) et Aawdat al-finik (“Le retour du phénix”, 2008). Sans oublier qu’en 2000, il a également composé la messe maronite”, ajoute-t-il dans un élan de fierté.
Désillusions du monde arabe
L’œuvre de Mansour Rahbani s’inscrit donc dans une dynamique de réinvention, où l’art scénique prend une dimension socio-politique plus affirmée. Il fait du théâtre musical un espace de réflexion critique sur l’histoire et les désillusions du monde arabe, témoignant d’une volonté de résistance par la culture. “Ses horizons se sont nettement élargis. Il ne s'intéressait plus autant à la chanson, bien qu'il ait continué à en composer. Les temps avaient changé, et si Assi avait été vivant à cette époque, il est certain qu’il aurait suivi cette même voie, car tous deux aspiraient sans cesse à innover”, affirme l’héritier de Mansour Rahbani avec conviction. D'autre part, la musique (dite) classique occupait une place privilégiée dans l'esprit des frères Rahbani, surtout le cadet. “Il portait un intérêt particulier à la musique qui le ramenait à la nature, notamment à la musique impressionniste de Ravel, ainsi qu’au romantisme de Tchaïkovski et Rachmaninov. L'influence de Stravinsky est particulièrement perceptible dans Jibal al-sawwan (“Les montagnes en silex”, 1969), dont certains passages rappellent Pétrouchka (1911), tout comme celle de Stockhausen dans l’introduction d’Al-Baalbakiya (“La baalbékite”, 1961). Sans oublier l’imagination sonore de Mahler”, raconte-t-il.
Alors que la production musicale des frères Rahbani et de Fairouz s'est principalement enracinée au Liban et en Syrie, les œuvres de Mansour Rahbani ont été présentées sur les scènes du monde arabe. À cet égard, Oussama Rahbani lance à brûle-pourpoint: “Je ne sais pas pourquoi les pays arabes ont fait preuve de négligence envers les frères Rahbani et Fairouz”.
Quoi qu’il en soit, l’histoire aura toujours le dernier mot et il sera indéniablement en faveur de ces démiurges qui ont marqué l’humanité de leur empreinte. Par la force de leur talent et la modernité de leur vision, Assi et Mansour Rahbani ont inscrit leur nom au panthéon des grands créateurs de la scène arabe. Le centenaire de Mansour est, aujourd’hui, l’occasion précieuse de raviver cette flamme et de célébrer un héritage dont l’éclat continue d’inspirer.
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