HTS: la répression, moteur des manifestations
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À partir de février 2024, les villes d’Idlib, Binnish et Sarmada vont être le théâtre de nombreuses manifestations, qui vont faire écho dans de larges parties de la province.

En cause, les politiques répressives mises en place par Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), ainsi que les conditions de vie difficiles en raison notamment du manque d’aide humanitaire après le tremblement de terre de 2023, des taxes et du manque d’emplois, ainsi que de la dévaluation de la livre turque.

Une colère plus ancienne

Si la colère d’une partie de la population s’est vraiment révélée en 2024, elle témoigne également de l’accumulation de frustrations plus anciennes.

Selon un rapport du Washington Institute daté de 2020, plusieurs villages avaient manifesté leur mécontentement face aux agissements de la faction. En 2019, dans le village d’Hazano situé au nord d’Idlib, les habitants vont lancer une campagne sur les réseaux sociaux nommée “À bas le nouveau conseil de Hazano”. Ils accusent en effet le conseil local de ne pas être représentatif des intérêts du village et d’avoir été imposé par HTS.

En novembre 2019, des habitants de Kafr Takharim vont refuser de payer la zakat sur leurs récoltes d’olives, qu’ils estiment trop élevée. Ils vont alors expulser les membres de HTS de la ville. En réponse, le groupe va mobiliser ses troupes afin de calmer les récalcitrants.

Autre exemple plus connu, la ville de Kafr Nabl, célèbre pour son activisme contre Assad. En novembre 2018, le fondateur de la radio indépendante Radio Fresh FM, l’activiste Raed Fares a été assassiné par des hommes armés avec son collègue Hamoud Junaid. Raed Fares critiquait régulièrement HTS et le groupe sera donc soupçonné de son assassinat.

L’activiste Ahmad Jallal, auteur de nombreuses banderoles de la révolution syrienne, décide alors de fuir la Syrie pour éviter un sort semblable à celui de ses amis. Dans une interview accordée au média Syria Untold, datée de 2019, il affirme: “Après avoir accusé Jabhat al-Nosra (ancien nom du noyau fondateur de HTS) d’avoir assassiné Raed el-Hamoud, j’ai été menacé d’assassinat et d’arrestation, pas par des sources officielles de Jabhat al-Nosra, mais plutôt par des membres affiliés à l’organisation.”

La mainmise de HTS sur la région d’Idlib est régulièrement critiquée par les habitants et les groupes concurrents. Parmi eux, le Hizb ut-Tahrir, un groupe islamiste non armé qui promeut la restauration du califat islamique. Dès 2023, de nombreux membres du groupe vont être arrêtés par HTS, provoquant la colère de leur famille et de leurs épouses. Cependant, la capacité de dissuasion du groupe suffit à convaincre ses opposants de limiter les contestations.

“HTS a constamment utilisé des méthodes fortes pour réprimer les troubles et les manifestations des civils, et sa stratégie habituelle consiste simplement en des arrestations arbitraires”, estime Tammy Palacios, analyste en contre-terrorisme au sein du New Lines Institute, ajoutant que “Joulani et HTS ont toujours été des entités avides de contrôle”.

En effet, selon un rapport du Syrians for Truth and Justice (STJ) daté d’octobre 2024, HTS utilise divers moyens pour limiter les manifestations, comme l’arrestation de manifestants sans mandat judiciaire, le ciblage et l’arrestation de personnes critiques sur les réseaux sociaux et, dans les manifestations plus importantes, l'ouverture du feu pour disperser la foule.

Purge interne

HTS va également procéder à une série d’arrestations en son propre sein lors du deuxième trimestre 2023, accusant plusieurs centaines de personnes “d’espionnage pour des pays étrangers” et “d’utilisation abusive des communications”. Parmi les nouveaux détenus, Abou Maria al-Qahtani, ancien chef irakien de HTS qui était en charge de la communication avec les parties extérieures à HTS.

Originaire de Mossoul, Qahtani était très respecté au sein du groupe. Il avait créé avec Abou Mohammad al-Joulani Jabhat al-Nosra, puis participé activement à la création de HTS dont Joulani a pris la tête. Il avait également joué un rôle très important dans la création d’alliance avec les tribus du nord de la Syrie, étant lui-même issu d’une tribu importante. Après six mois d’emprisonnement, il a été libéré avec d’autres prisonniers en mars 2024.

“Ce n'étaient pas des arrestations pour des raisons idéologiques, mais plutôt en raison de l’obsession d’Al-Chareh envers les personnes trop puissantes au sein de HTS”, affirme à Ici Beyrouth Thomas Pierret, chercheur au CNRS et spécialiste de la Syrie. “Abou Maria al-Qahtani était extrêmement influent, il commandait ses hommes de Deir ez-Zor et avait beaucoup d’argent et des liens tribaux importants. Mais c’était également un pionnier de la ligne pragmatique, le premier à dire qu’il faut combattre Daech et rompre avec Al-Qaïda, Al-Chareh a juste estimé qu’il avait trop de pouvoir.”

Ayant atteint son objectif, mais également sous la pression populaire, Joulani s’est ensuite engagé à trouver les responsables qui ont commis des violations des droits ou de la torture contre les prisonniers, car à leur libération de nombreux récits de tortures s’étaient propagés. Cependant, en avril 2024 un kamikaze provoque la mort d'Abou Maria al-Qahtani, et la faute est alors mise sur le compte de l’État islamique. Mais de nombreux partisans de Qahtani estiment que HTS est le véritable responsable.

Autre affaire délicate pour HTS, la fuite d’Abou Ahmad Zakour vers les zones contrôlées par l’armée nationale syrienne (ANS) soutenue par la Turquie. Zakour était connu au sein de HTS pour avoir facilité l’avancée de HTS à Afrin grâce à ses liens tribaux, mais également pour avoir géré l’infiltration des factions de l’ANS afin de les affaiblir. Après avoir rejoint l’ANS, Zakour va largement critiquer HTS et Joulani.

Un mouvement inédit

Fin février 2024, le mouvement de contestation éclot dans la ville d’Idlib et dans les villes de Binnish et Samarda, puis se répand dans toute la région. Les manifestants réclament la fin du contrôle de HTS, la destitution de Joulani, ainsi que des réformes et la libération des prisonniers politiques.

“Il y a aussi une conviction, à ce moment-là, qu’Al-Chareh s’assoit sur son pouvoir et cherche uniquement à gérer un micro-État sunnite sur place, au lieu d’attaquer le régime”, ajoute Thomas Pierret.

Les manifestations vont débuter le 24 février 2024, lorsque la famille d’Abou Obeida Tal Hadya apprend sa mort des suites de tortures après dix mois d’emprisonnement par HTS.

Abou Obeida était un combattant de Jaysh al-Ahrar, une des factions qui composent l’ANS. Selon le média Enab Baladi, il avait été arrêté en avril 2023 après avoir refusé de laisser entrer HTS dans son village. Sa famille a refusé d’organiser des funérailles sans son corps, obligeant HTS à indiquer le lieu de sa sépulture. Une foule en colère va se joindre au cortège funéraire, puis se propager dans toute la province, avec des manifestations présentes tous les vendredis.

Interrogé par Ici Beyrouth, un expert syrien de HTS qui a requis l’anonymat estime que “l’opinion publique s’est farouchement opposée au service de sécurité et à Joulani qui avait permis à ce service d’humilier et de torturer les gens de cette manière, comme l’ont rapporté les soldats libérés de prison”.

Même son de cloche chez les manifestants interrogés par le STJ, soulignant que les pratiques répressives de HTS et son contrôle sur la société les ont conduits à manifester, malgré la peur des arrestations. Les manifestants protestent également contre les taxes massives et la mauvaise répartition des ressources.

“Ce qui est remarquable, c’est le caractère assez durable de ce mouvement-là, avec des manifestations qui étaient présentes à travers toute la région d’Idlib et le soutien apporté à ces manifestations par des figures importantes de la société civile, comme des notables et des hommes de religion”, estime Thomas Pierret, “c’est un mouvement qui a vraiment inquiété Al-Chareh”.

Pour apaiser leur colère, HTS va se montrer plus conciliant en libérant notamment plusieurs centaines de détenus et en assurant mener des enquêtes pour punir les responsables de violences et de tortures. Cependant, cela ne suffit pas à calmer le mouvement.

Les armes comme ultime bâillon

Face à ce constat, HTS change de ton. Le 14 mai, une manifestation à Idlib est violemment réprimée par des membres du Département de la sécurité générale du Gouvernement de salut syrien (GSS). Le lendemain, le ministre de l’Intérieur du GSS, Mohammad Abdel Rahman, menace les manifestants de “frapper d’une main de fer toute main qui voudrait porter atteinte à la sécurité et à la sûreté de la zone libérée et l’entraîner dans la sédition”. De son côté, Joulani estime que “les revendications ont dévié de leur véritable cours”, et que la situation “a dépassé ses limites naturelles”.

Le mouvement est ensuite réprimé dans la violence et des points de contrôle vont être installés un peu partout. Fin mai, HTS lance une campagne d’arrestations contre de nombreux militants, le ministre de l’Intérieur les accusant d’encourager “le port d’armes et de ceintures explosives”. Une fois emprisonnés, les militants sont sujets à la torture, et leur libération est souvent conditionnée par la signature d’un accord attestant qu’ils ne manifesteront plus contre HTS.

Selon un rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne (rattachée à l’ONU) daté d’août 2024, de nombreuses personnes ont été arrêtés à cette période, dont des femmes enceintes et des enfants âgés de 7 ans, pour avoir critiqué HTS, participé aux manifestations et avoir tenté d’obtenir justice en s’adressant aux tribunaux du “Gouvernement de salut”. Le rapport souligne également le recours massif à la torture dans les prisons, comme le dulab (le prisonnier est coincé dans un pneu) et le shabeh (prisonnier suspendu par les poignets) et des coups avec des tuyaux, des câbles et des bâtons. Les prisonniers n’ont généralement pas d’accès à un avocat ni à un procès régulier.

Plusieurs cas d’exécutions ont également été reportés, la plupart du temps les familles des exécutés n’ont pas pu récupérer le corps. Face à ce constat, la commission d’enquête estime que “ces actes pourraient être constitutifs de crimes de guerre”, ajoutant qu’il “existe des motifs raisonnables de croire que des membres de Hay’at Tahrir al-Sham ont pu commettre des actes assimilables à des disparitions forcées”.

Le mouvement de contestation va alors s’essouffler. “Il y a quelques mois, des rumeurs ont été propagées au sujet d’une éventuelle attaque contre le régime, soulignant que le moment n’était pas opportun pour les dissensions internes”, ajoute l’expert de HTS. “À ce moment-là, beaucoup ont répondu à l’appel, sachant qu’ils attendaient avec impatience de lancer une attaque contre le régime pour reprendre leurs villages”, conclut-il.

Si les revendications subsistent, le changement majeur de la situation avec la prise de Damas et la chute du régime a changé les priorités des manifestants. Il est fort probable qu’une partie d’entre eux attendent de voir les développements au niveau national avant de reprendre si nécessaire le chemin de la rue.

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