\
"Spleen and Ideal" de Carlos Schwabe ©Wikipedia

Dans “Enivrez-vous”, Baudelaire nous exhorte à une ivresse perpétuelle – qu'elle soit de vin, de poésie ou de vertu – pour fuir “l'horrible fardeau du Temps”. Le poète, en décrivant ces échappatoires, dévoile avec une troublante lucidité les stratégies psychiques que nous déployons face au vide.

Dans Le Spleen de Paris, Baudelaire recommande au lecteur d'“être toujours ivre. Tout est là: c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans cesse. Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.”

Cette œuvre a profondément influencé le mouvement moderniste. Elle se caractérise par un sentiment de dégoût du monde, un malaise existentiel que Baudelaire nomme le “spleen”. L’angoisse baudelairienne ne nous est nullement étrangère lorsqu’il décrit la fuite du temps comme une force destructrice, qui écrase l’individu, “brise vos épaules et vous penche vers la terre”. Sa recommandation peut être lue comme une prophétie des tendances psychosociales actuelles.

On pourrait, de prime abord, interpréter l'appel baudelairien à “être toujours ivre” comme un encouragement à satisfaire les exigences du ça toujours en quête de plaisir afin d'échapper aux contraintes et aux angoisses imposées par une réalité devenue si insupportable que notre psychisme est amené à user de toute quête passionnée facilitant notre affranchissement de la souffrance et de la grisaille existentielles. Qu'il s'agisse de la soif de pouvoir, de l'obsession de l'image de soi, de la compulsion à consommer ou de la quête d'oubli dans les différentes drogues ou dans le monde numérique, ces “ivresses” témoignent d'un désir profond d'échapper au malaise existentiel et de trouver des formes d'intensité ou de consolation, aussi éphémères soient-elles.

La soif de pouvoir constitue une forme d'ivresse particulièrement prégnante et bien répandue, singulièrement en politique et dans les modèles économiques. Nous pouvons l’envisager comme étant liée à une pulsion agressive recherchant le contrôle sur les autres, comme l’enfant qui cherchait à reproduire un sentiment de toute-puissance afin de satisfaire immédiatement ses besoins. L'acquisition et l'exercice du pouvoir peuvent gonfler le moi, engendrant un sentiment de supériorité et d'invincibilité. Mais la frustration de ne pas pouvoir exercer le contrôle absolu désiré induit une tension psychique telle qu’un individu peut ressentir le besoin de faire appel à des mécanismes compensatoires comme la projection qui renvoie chez l’autre son propre désir agressif ou la rationalisation justifiant les comportements dominateurs comme étant nécessaires ou légitimes.

La société économico-politique contemporaine, avec ses dynamiques de pouvoir intrinsèques, favorise l'ivresse de pouvoir. Les systèmes politiques et économiques fonctionnent sur la compétition, la recherche de leadership et l'exercice de l'influence. Le discours politique lui-même est fréquemment centré sur des thèmes d’emprise, d’ascendance et de domination. Cette emphase sur la puissance et la capacité à influencer peut résonner avec les désirs inconscients d'individus en quête de contrôle et de reconnaissance, alimentant une ivresse politico-économique où la mainmise sur l'autre et sa manipulation deviennent un objectif en soi.

L’ivresse narcissique peut également être recherchée dans un investissement excessif de sa propre image, cherchant à obtenir l'admiration d’autrui pour renforcer une confiance en soi vacillante. Si un narcissisme modéré est nécessaire dans la construction d’un sentiment d’identité rassurant, une ivresse excessive de l'image de soi peut témoigner d'un moi fragile, soumis au regard extérieur pour sa propre valorisation, conduisant éventuellement à des conduites manipulatrices et à une absence d'empathie. Cependant, cette ivresse ne peut qu’être provisoire puisque dépendante d’autrui, rendant l'individu vulnérable à la critique et à la perte de sa confiance en soi.

Les plateformes des réseaux sociaux, en particulier, offrent une scène facilement accessible pour l'autopromotion et la recherche d’une légitimation externe. La possibilité de toiletter une image de soi idéalisée et de recevoir des “likes” et des commentaires admiratifs renforce les tendances narcissiques outrées et encourage une focalisation enivrante sur sa propre personne en ligne.

L'ivresse dans la consommation des biens matériels ou alimentaires est une autre forme d'intoxication recherchée. La culture consumériste est passée maître dans l’art d’exploiter les désirs inconscients et les frustrations imposées par l’existence en associant la consommation des produits à des bénéfices émotionnels, créant des identités de marque qui résonnent avec les aspirations et les fantasmes inconscients des consommateurs. Les stratégies publicitaires sophistiquées exploitent les émotions, les biais cognitifs et les aspirations identitaires pour créer un sentiment d’urgence et inciter à l'achat en ciblant les désirs inconscients et en promettant le bonheur à travers des conduites consuméristes potentiellement addictives. Il n’est pas rare que des promoteurs décrètent, par exemple, que l’achat de nouveaux smartphones dès leur lancement, comme d’ailleurs de toute autre sorte d’objet substitutif, constitue une bienfaisante thérapie!

Des psychanalystes comme Erich Fromm ont, très tôt, critiqué l'aliénation inhérente à la société de consommation, où les individus deviennent des marchandises et la consommation elle-même devient une fin en soi, détachée de la valeur d'usage des objets.

L’ivresse de drogue, d'alcool et de leurs dérivés est une autre forme d'intoxication dont Baudelaire fut un intense usager, responsable de son décès précoce. Les substances psychoactives sont souvent utilisées comme un moyen d'anesthésier des sentiments douloureux, de réduire l'angoisse, de faire taire les maux qui rongent le psychisme ainsi que les traumatismes dont les séquelles agissent toujours. La recherche de cette ivresse devient vite une conduite addictive, un besoin impérieux de répéter l'expérience qui procure un soulagement immédiat de la douleur d’exister.

Dernière ivresse préconisée par Baudelaire: l’ivresse de vertu. Comment comprendre cette notion qui apparaît comme un oxymore? En réalité, cela ne l’est qu’en apparence. Cette notion peut se comprendre comme une quête d’extase mystique, un état où l’expérience de la vertu transcende ses aspects apparents de rigueur et de contrainte pour ouvrir une porte vers l’indicible. Lacan a développé la notion de jouissance comme une coalescence entre le plaisir et l’excès de douleur. Dans ce cadre, la vertu se mue en un objet de désir qui, malgré ses interdits ou à cause d’eux, produit une ivresse désirée. Ainsi, la tension créée par l’adhérence passionnée à une conduite vertueuse peut provoquer une expérience transcendante, où la rigueur de la morale devient elle-même source d’extase.

Le poème de Baudelaire s’élève comme une puissante expression artistique du tragique de la condition humaine et de la quête infinie de sens face à notre incomplétude fondamentale. L'acte même de rechercher l'ivresse, sous ses diverses formes, reflète un désir humain profond de transcender les limitations et les frayeurs de l'existence, un désir qui s'aligne sur la compréhension lacanienne du manque comme force motrice de la vitalité humaine, même si la tentative de combler ce manque reste, à bien des égards, une entreprise, en définitive, vaine.

Commentaires
  • Aucun commentaire