
Œuvre inclassable et profonde, Le Temps minéral de la guérison de Jean-Philippe de Tonnac nous guide avec pudeur dans un cheminement intérieur où la reconstruction exige lenteur et reconnexion au corps.
Il est des livres qui ne cherchent ni à raconter, ni à convaincre, ni à réparer. Le Temps minéral de la guérison est de ceux-là. Ni confession, ni fiction, ni essai, ce texte de Jean-Philippe de Tonnac épouse une forme rare, celle d’un journal d’âme morcelé, fait de strates, de seuils, de silences.
L'auteur explore une géographie intérieure façonnée par les épreuves, les rencontres et les silences. Ce qu'il propose est un récit où une vie se construit par les liens, et non contre les blessures. Sa langue, à la hauteur de ce cheminement, est pudique et poétique, capable de faire cohabiter Socrate et un radiateur tiède, Platon et une bouillotte, René Daumal et un chat nommé Shams.
Le livre commence par un arrachement à une enfance où la chaleur faisait défaut, non pas tant dans l'atmosphère que dans les liens. Ce qui manquait n'était pas la présence, mais la présence aimante, constante, incarnée. Sans pathos mais avec acuité, l'auteur décrit l'étouffement progressif de son feu intérieur. Le froid qu'il évoque est celui d'un foyer marqué par une mère magnifique et intelligente, mais enfermée dans une cage existentielle. «Le cœur d'un enfant ne survit pas au malheur d'une mère», écrit-il. Comment vivre lorsqu'on est trop jeune pour réparer ce qui précède et trop lucide pour s'en détourner?
L'adolescence devient alors non une affirmation mais une disparition. Cette disparition prend le nom d'anorexie mentale. Sous la plume de Tonnac, elle devient une tentative de désincarnation volontaire, une méthode pour se soustraire à un monde jugé décevant, pour faire place à l'âme seule, sans la chair.
On se prive, on se dépouille, on «danse au bord du monde» jusqu'à éprouver les états modifiés de conscience que toute ascèse finit par engendrer. L'auteur décrit ce processus avec une rigueur presque clinique. Il évoque les rites, les transes, les musiques de jazz, et cette fierté d'avoir réussi là où la mère avait échoué, à savoir sortir de la cage. Quitte à sortir du monde.
Mais cette tentative d'évasion se paie cher. Le corps dit non. Les muscles fondent, l'essoufflement s'installe. Le jeune homme comprend alors que toute métamorphose véritable doit se faire avec le corps, pas contre lui. C'est là que commence un autre récit, celui d'une seconde naissance, fondée non sur la rupture, mais sur la traversée.
Cette trajectoire fait écho à un dialogue du Phèdre de Platon, qu'une jeune femme lui tendit un jour à travers la fenêtre d'un train. Le passage sur l'âme ailée, prisonnière du corps mais aspirant au ciel des Idées, le bouleverse. Le récit tisse alors un lien puissant entre cette expérience philosophique et la sienne. C'est l'un des grands mérites de l'auteur qui ne plaque pas la philosophie sur la vie, mais laisse la vie s’en imprégner.
Puisque naître autrement n’est plus possible, ne plus haïr la nuit alors et apprendre à y faire de la lumière.
Après la chute du corps, vient le temps de la mue invisible. Jean-Philippe de Tonnac entre alors dans une période de clandestinité existentielle, où le silence devient un abri et l’écriture une forme de respiration.
Dans sa recherche d’un refuge intérieur, l’auteur trouve une légitimation de son silence au sein d’une loge maçonnique où «Je participais aux travaux, les lèvres closes, et le jeûne m’allait bien», mais explore aussi d’autres voies: la fiction sous le pseudonyme d’Abel Miounine – un masque protecteur permettant de transfigurer l’hiver de l’âme – et l’adaptation graphique du Banquet de Platon, où la figure de Socrate devient un talisman, celui qui parle peu mais juste. C’est dans ce terreau discret que s’opère une transformation subtile: l’auteur ne cherche plus à disparaître mais à apparaître autrement, passage du repli à la transmission qui se reflète dans la structure même du livre – un récit fragmenté, tissé de chapitres brefs et méditatifs, où la cohérence profonde transcende l’apparente discontinuité. Écrire pour survivre, non pas à la mort, mais à l’effacement et au trop-plein de lucidité; non pas pour dire «je vais vous raconter ma vie», mais «je vais essayer de vous dire ce que j’ai compris en vivant».
Le livre est tissé de rencontres qui ne sauvent pas, mais qui orientent. Le premier de ces passeurs est René Daumal, dont Le Mont Analogue marque une rupture majeure dans le parcours de l’auteur. Ce roman inachevé devient un repère, le signe qu’un autre art de vivre est possible, De Daumal, le livre glisse vers la figure de Jean Dedieu, à la fois mentor et frère d’âme. Dedieu n’est pas un maître à penser, mais un homme incarné, capable d’ouvrir l’autre à son propre mystère.
Ces figures n’imposent pas un chemin, elles éclairent un pas. Elles ne délivrent pas de savoir, elles éveillent une orientation.
Le récit s’ouvre sur le froid de l’hiver cévenol, dans une maison mal isolée. Ce froid est autant atmosphérique que métaphysique. Et pourtant, c’est dans ce froid que le narrateur choisit de s’installer, pour y réapprendre le feu intérieur.
Habiter sa maison: voilà peut-être le vrai motif du livre. Pas seulement une maison de pierre, mais cette demeure symbolique que sont le corps, la parole, le silence. Le choix de s’installer dans le Gard n’est pas un repli, mais une décision radicale, celle de renouer avec la lenteur et la présence. Dans un monde saturé d’urgence et de promesses express de «guérison», le livre oppose une vision rare: celle d’un travail lent, minéral, artisanal.
La maison devient ainsi le lieu de l’hospitalité – de soi à soi, mais aussi de soi au monde. On y écrit, non pour produire, mais pour garder trace, pour aligner les mots comme on empile les pierres d’un mur ancien. C’est aussi là qu’émerge la figure du «temps minéral», celle de la patience des jours. Le Temps minéral de la guérison est un livre qui ne se lit pas d’un souffle mais s’habite, comme un ermitage intérieur. Une «œuvre-pèlerinage» où l’on traverse une conscience, avec ses doutes et ses évidences. Le texte invite chacun à tracer sa propre carte, à reconnaître dans telle ou telle présence son étoile du Nord.
Ce livre ne nous donne pas de boussole. Il en devient une. Et c’est sans doute le plus grand honneur qu’on puisse rendre à un texte aujourd’hui, celui de ne pas chercher à faire croire qu’il sait, mais rendre plus vivable ce que nous ignorons.
Jean-Philippe de Tonnac, Le Temps mineral de la guérison, Actes Sud.
Infos pratiques:
Pour ceux qui souhaitent découvrir Le Temps minéral de la guérison, une rencontre avec Jean-Philippe de Tonnac autour de cet ouvrage se tiendra à “Livre Paris”, le dimanche 13 avril, de 11h à 12h.
Festival du Livre de Paris
https://www.festivaldulivredeparis.fr/
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