13 Avril (I): subite étincelle ou apogée d’une crise?
©DOMINIQUE FAGET / AFP

Aïn el-Remmaneh… Dimanche 13 avril 1975. Une cérémonie religieuse est organisée en milieu de matinée, vers 10 heures, à l’occasion de l’inauguration d’une église melkite dans cette banlieue populaire de Beyrouth, bastion des principaux partis chrétiens du pays. Plusieurs notabilités et personnalités sont présentes, notamment le président Camille Chamoun et le leader des Kataëb, Pierre Gemayel.

Pendant la cérémonie, des miliciens étrangers à la région, vraisemblablement palestiniens, se livrent dans le périmètre de l’église à plusieurs actes de provocation qui débouchent sur une fusillade au cours de laquelle le responsable «sécuritaire» des Kataëb dans le secteur de Aïn el-Remmaneh-Furn el-Chebbak, Joseph Bouassi, est tué sur le coup. Hasard ou machination machiavélique, moins d’une heure plus tard, près d’une trentaine d’éléments armés palestiniens, circulant à bord d’un autobus, font irruption dans le quartier. Ils sont accueillis par des tirs de mitraillettes. Bilan: vingt tués dans les rangs des miliciens palestiniens.

Un rappel du déroulement réel des faits au cours de cette matinée du 13 avril 1975 paraît certes futile aujourd’hui, cinquante ans plus tard, mais s’il est quelque peu utile d’y revenir succinctement, c'est parce que la succession de ces faits a reflété concrètement à l’époque une velléité belliqueuse de la part d’une faction palestinienne, voire une possible machination visant à mettre le feu aux poudres, comme il ressort des détails très précis que nous a fournis un ancien responsable Kataëb local, Joseph Asmar, jeune milicien présent sur les lieux en ce 13 avril 1975. Il indique que peu de temps après le début de l’Office religieux à la nouvelle église melkite, une Land Rover a forcé un barrage des Forces de sécurité intérieure établi dans le secteur. Elle est interceptée par les partisans Kataëb qui la contraignent de quitter le quartier. Elle est suivie une dizaine de minutes plus tard par une Volkswagen Coccinelle dont les occupants se livrent, eux aussi, à des agissements provocateurs. Quelques minutes plus tard, précise Joseph Asmar, une Fiat fait irruption dans le secteur et ouvre le feu. Joseph Bouassi est atteint mortellement.

Détail particulièrement significatif, qui pourrait accréditer la thèse de la machination: quelques minutes après la fusillade provoquée par les passagers de la Fiat, un officier d’un service officiel de sécurité demande à rencontrer le responsable en charge des lieux, en l’occurrence Joseph Asmar, pour l’avertir qu’une attaque se préparait contre les partisans Kataëb, lesquels sont aussitôt mobilisés. Le bus à bord duquel se trouvaient les Palestiniens armés tente de pénétrer à Aïn el-Remmaneh à partir de Chiyah, et le pire se produit, inévitablement. Il était près de 11 heures.

Entre le début de la messe célébrée en présence du président Chamoun et de Pierre Gemayel, et la succession des actes belliqueux ayant abouti à l’assassinat de Joseph Bouassi, moins de quarante-cinq minutes s’étaient écoulées. Si ces faits ont rapidement provoqué une réaction en chaîne violente, c’est à n’en point douter parce qu’ils se sont déroulés sur un terrain libanais fertile dans un contexte global explosif.             

Pour beaucoup, c’est cet épisode du «bus de Aïn el-Remmaneh» qui a constitué symboliquement le détonateur de la guerre libanaise… Plus précisément, des guerres «libanaises» successives – les guerres des autres – lesquelles, depuis cinquante ans, jour pour jour, n’en finissent plus de déconstruire le Liban. Ceux qui ne retiennent de l’histoire du conflit libanais que l’épisode du bus comme étincelle de ces guerres, occultent totalement ou ignorent deux facteurs fondamentaux: cet épisode est survenu après l’assassinat, à un court laps de temps d’intervalle, de Joseph Bouassi et en a donc été la conséquence directe, d’une part; et d’autre part – et c’est là le facteur le plus important –, cette funeste journée du 13 avril 1975 a constitué en réalité l’aboutissement d’une lourde tension chronique libano-palestinienne qui montait crescendo depuis plusieurs années.

Cette tension grandissante avait été suscitée, nourrie et amplifiée, au fil des ans, par des agissements et des débordements palestiniens et miliciens qui ont dans la pratique semé les germes de l’étincelle explosive du 13 avril 1975, laquelle a constitué de ce fait non pas le point de départ d’un conflit, mais l’apogée d’un lent processus de pourrissement et de déstabilisation qui a provoqué, lui, les guerres du Liban.

Les principaux foyers de ces débordements miliciens étaient à l’époque, principalement, dans la périphérie et au centre de la capitale, le camp de réfugiés de Tell el-Zaatar, surplombant Beyrouth au niveau de Aïn Saadé, ainsi que le bidonville de la Quarantaine, où étaient respectivement implantées les organisations palestiniennes et des miliciens aux allégeances nébuleuses. Il en résultait l’apparition de temps à autre, sur les grands axes routiers de ces régions, de barrages établis par des éléments armés qui se livraient souvent à des enlèvements, sur base confessionnelle, suivis de passages à tabac.     

Ces abus et exactions, qui se faisaient de plus en plus fréquents, auraient pu être inscrits au chapitre d’une insécurité urbaine s’ils n’étaient pas en réalité le reflet d’une profonde crise existentielle qui ébranlait progressivement, depuis la fin des années 1960, les fondements et les spécificités sociocommunautaires de l’entité libanaise. À une échelle beaucoup plus large, régionale essentiellement, l’on ne peut percevoir la véritable dimension de ce 13 Avril qu’en le situant dans un contexte géopolitique global lié directement au conflit israélo-arabe.

Le contexte en question, particulièrement complexe et en pleine évolution à cette époque, était apparu dans le prolongement des conséquences de la guerre de juin 1967, dont les ramifications s’étaient étendues progressivement au Liban et s’étaient cristallisées et amplifiées sur le terrain libanais à la suite d’autres développements majeurs intervenus en 1969 et 1970. C’est ce chapitre politique spécifique qui nécessite un rappel et une lecture lucide à l’occasion de la cinquantième commémoration du 13 avril 1975. À suivre, donc, pour parfaire le tableau…

Prochain article – 13 Avril (II): les racines du mal

   

 

Commentaires
  • Aucun commentaire