#SkinnyTok, le miroir numérique d’une anorexie sans mots
L’anorexie ne supprime pas seulement le poids, elle efface les liens et les mots. ©Shutterstock

Sous les apparences légères de TikTok, le hashtag #SkinnyTok expose les adolescents à une obsession dangereuse de la minceur. Derrière l’esthétique, la souffrance, analyse psychanalytique d’un phénomène numérique qui parle de corps, de manque et d’appel à l’amour.

Derrière les vidéos dansantes et les filtres colorés de TikTok, un monde plus sombre propose aux adolescents une norme, dangereuse à suivre, sous le hashtag #SkinnyTok, une apologie de l’anorexie mentale. Cette application fournit aux jeunes les moyens de s’exposer, de se comparer, fascinés par un idéal de minceur devenu la règle. Le corps y devient message, théâtre d’une souffrance masquée, absente de la mise en scène.

Derrière ces vidéos attractives, «1000 kcal par jour max si tu veux être jolie», se cache un cri silencieux: quand les mots manquent, le corps parle. Et dans ce langage corporel, l’image absorbe tout, jusqu’à effacer le sujet qui la porte.

En 1936, Jacques Lacan théorise ce qu’il appelle le stade du miroir. C’est un moment où l’enfant, dès le sixième mois, se reconnaît dans son reflet. La joie qu’il ressent est fondatrice, mais c’est aussi un leurre. Car l’image qu’il voit n’est pas lui, elle est extérieure, idéalisée. Le Moi se construit donc sur une méprise, l’illusion de maîtrise d’un corps qu’on ne contrôle jamais tout à fait.

Avec TikTok, cette illusion se démultiplie. Le miroir n’est plus fixe, il bouge, défile, scrolle et évalue. L’adolescent n’est plus seul, il est plongé dans du collectif anonyme, algorithmique. Il ne se regarde plus dans un miroir, mais à travers les yeux d’un Autre numérique tout-puissant, sans visage. L’image devient une injonction qui emprisonne, et la frustration une norme.

Pour Sigmund Freud, les symptômes, tels que les phobies, les obsessions, ou d’autres troubles corporels sont toujours des compromis. Ce sont des solutions, même douloureuses, face à un conflit intérieur que le sujet ne parvient pas à symboliser. Avec cette compréhension, l’anorexie, dès lors, n’est plus une simple pathologie alimentaire, elle est une tentative de dire autrement la souffrance.

L’enfant, puis l’adolescent, vivent des conflits internes contradictoires: dépendance et besoin de séparation, désir d’amour et peur de la fusion. Lorsqu’aucun mot ne vient mettre du sens sur ces tiraillements, le corps prend le relais. Refuser de manger, c’est aussi refuser la relation, souvent la relation à la mère, car l’alimentation en est le prolongement symbolique. C’est une manière de dire: «Je veux exister sans toi, même au prix de disparaître.»

Ainsi, l’anorexique cherche à maîtriser son corps pour exister dans un monde qui le dépasse. Mais cet idéal ne peut qu’être une illusion, car il est toujours en danger d’échec puisque le désir, lui, échappe toujours. Et TikTok, en glorifiant le contrôle extrême, renforce ce fantasme d’indépendance totale.

En 1920, Freud introduit la notion de pulsion de mort ou Thanatos. C’est une tendance à revenir vers un état antérieur, vers une paix absolue sans tension aucune. Elle se manifeste par des comportements répétitifs, autodestructeurs, où le plaisir semble absent mais où une forme de jouissance persiste, une «jouissance mortifère». #SkinnyTok est structuré par cette pulsion. Les vidéos se suivent, les slogans se répètent: «Tu ne mérites pas de manger aujourd’hui», «Bois de l’eau quand tu as faim», «Regarde ton ventre dans la glace». Cette répétition agit comme un rituel. L’algorithme devient une scène, et le contenu un mantra. L’anorexie y devient performance. La souffrance, un étalon. L’épuisement, un but.

Dans ce contexte, le corps est, peu à peu, déshabité. Il ne sent plus, il ne vit plus, il montre. Et l’image remplace l’éprouvé. C’est une dissociation, un clivage entre le corps vécu et le corps regardé, que Françoise Dolto nommait l’image inconsciente du corps. Une image qui peut devenir persécutrice si elle n’est pas soutenue par des liens affectifs solides. Car, derrière le refus de se nourrir, il y a une demande d’amour. Mais une demande qui ne peut pas se dire frontalement. Lacan rappelait que «tout discours est discours à l’Autre». Le sujet qui poste une vidéo #SkinnyTok ne s’adresse pas à lui-même. Il envoie un message, souvent sans le savoir: «Regarde-moi, aime-moi, reconnais-moi.» Le corps amaigri devient alors une lettre d’amour silencieuse, une manière de dire: «Je suis prête à tout pour que tu me voies.» Cette dynamique est sacrificielle. Elle relève de ce que la psychanalyse appelle le désir de l’Autre: le sujet n’existe qu’à travers ce qu’il imagine que l’Autre attend de lui. Et s’il croit que l’Autre attend la souffrance, alors, oui, il souffrira.

Le symptôme est une tentative de survie. Freud le voyait comme une solution, bien qu’imparfaite, à un conflit psychique insupportable. Il est donc une défense qui mérite d’être écouté. En réalité, l’anorexique ne dit pas: «Je veux être mince», mais: «Je ne trouve pas ma place.» Elle ne dit pas: «Je me contrôle», mais: «Je ne veux plus dépendre.»

#SkinnyTok est révélateur des carences du monde adulte, d’une société qui prône l’individualisme, la performance, l’image, mais ne donne pas aux adolescents les moyens symboliques d’exister autrement. Les familles, l’école, les institutions médicales peinent à proposer un espace où la parole soit possible, où le corps ne soit pas immédiatement jugé ou corrigé.

#SkinnyTok n’est pas une simple tendance. C’est le symptôme moderne d’un malaise plus profond: le mal-être de jeunes qui se vivent comme trop, ou pas assez, dans un monde où le corps est à la fois vitrine et terrain de combat. L’anorexie ne supprime pas seulement le poids, elle efface les liens et les mots.

Ce que nous apprend la psychanalyse, c’est que chaque sujet est traversé par du manque, du désir, du doute. Ce sont ces failles mêmes qui sont constitutives de notre humanité. Face à des algorithmes qui simplifient tout, il nous faut réintroduire de la complexité, de la nuance. Offrir des mots là où il n’y a que des images.

C’est seulement ainsi qu’on rendra à ces adolescents le droit de ne pas disparaître pour exister.

 

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