
Quadriamputée après un paludisme foudroyant, Lucie Retail réinvente sa vie. Discours bouleversant aux Jeux paralympiques, maternité solo, désir retrouvé, projets lumineux et bientôt, l’ascension du Mont Fuji les 3 et 4 juillet. Celle qui a transformé le handicap en puissance d’être et de vivre a accordé un entretien à Ici Beyrouth. L’échange fut long, riche; il y avait tant à dire… Mais il fallait, parmi ses perles, n’en retenir que quelques-unes.
«Vous ne pouvez pas danser debout? Dansez à genoux.» Quand Lucie Retail prononce ces mots sur la scène des Jeux paralympiques, un silence traverse le public, immédiatement suivi d’un tonnerre d’applaudissements émus et admiratifs. Il n’y a rien de plaintif ni de spectaculaire dans cette phrase. Elle est nue et directe. Elle dit la vérité d’un corps amputé, et pourtant debout. Elle dit la vérité d’une vie bouleversée, et pourtant acceptée avec grâce.
Deux ans plus tôt, Lucie est terrassée par un paludisme foudroyant. Son organisme résiste, mais à un prix immense: l’amputation des quatre membres. Un bouleversement total. «Le handicap, parfois, me faisait peur», confie-t-elle aujourd’hui, sans détour. «Et je me retrouve à basculer dans cette catégorie. Alors, si j’assume ça, peut-être que ça peut changer le regard des gens.»
Lucie ne se bat pas contre. Elle accueille. Pas immédiatement, pas sans douleur, mais pleinement. Ce qu’elle perd, elle ne cherche pas à le remplacer. Elle décide de faire avec. Son nouveau corps devient territoire d’exploration et d’affirmation. «J’ai eu l’impression d’avoir tout perdu: mon corps, mes projets, mon amoureux.» Il ne reste que l’essentiel: ses trois enfants, son souffle, et cette phrase qui revient comme une évidence: laisser faire la vie.
«Avant, je contrôlais tout. Je voulais avoir l’air d’une bonne personne, être aimée, reconnue.» Le regard des autres était une boussole. Elle en a changé. «Aujourd’hui, je laisse la vie me placer.» Et ce choix intérieur, presque spirituel, transforme le monde autour d’elle. «Il s’est passé des choses que je n’aurais jamais pu imaginer quand je voulais tout diriger avec mon mental.»
Lucie Retail. © Laly Proust
«Je me suis trouvée belle. Plus belle que jamais»
La première surprise vient d’une photographe, Laly Proust, qui lui propose un shooting gratuit. Une séance pour se réconcilier avec elle-même. Lucie accepte. «Je me suis éclatée. Je me suis trouvée belle. Plus belle que jamais.» Elle poste une photo issue de la séance sur son profil Instagram. Elle se donne à voir dans ce corps transformé, et c’est une claque douce au monde.
«Je ne regarde plus mon corps avec ses défauts. Je le regarde avec tout ce qu’il m’a permis de faire.» Ce corps a dansé, enfanté, voyagé. Il a survécu. Il continue. Elle n’efface pas les blessures, mais elle refuse qu’elles soient la seule narration possible. «Je me vois avec cette force et cette fragilité. Je m’accepte entièrement.»
Ce n’est pas tous les jours facile. Elle le dit, sans détour: «Il y a des jours où c’est difficile de se trouver jolie, de s’assumer. Et puis il y a des jours où l’on se sent bien. La vie est impermanente.» Cette lucidité est sa force. Elle n’idéalise rien, ne prétend à aucun héroïsme. Elle s’ancre simplement dans le réel, tel qu’il est. Et dans ce réel, il y a aussi le désir.
Depuis son handicap, Lucie reçoit de nombreux messages d’hommes. «J’ai été beaucoup sollicitée. Et je me suis rendu compte qu’il y a énormément d’hommes qui se fichent totalement de à quoi une femme peut ressembler.» Deux histoires ont marqué ces deux dernières années. «Ces hommes ne voyaient pas mon handicap. Ils voyaient qui j’étais.»
Elle insiste: ce n’est pas seulement un désir reçu, c’est aussi un désir retrouvé. «Je m’assume beaucoup plus qu’avant. Même dans ma sexualité. Je me sens plus libérée.» Ce n’est pas une renaissance, mais une révélation. «Avant, j’avais peur du handicap. Aujourd’hui, je me vois autrement. Je me sens plus femme que jamais.»
Mais il n’est pas encore temps de s’engager dans une nouvelle relation à long terme. «Je ne suis pas totalement prête. J’élève seule mes trois enfants. Je n’ai pas de place pour un homme dans ma vie quotidienne. Pas encore.» Il y a une reconstruction à poursuivre. Un livre qui sort bientôt. «Mais j’ai envie de ça. Et je sais que je pourrai reconstruire quelque chose de beaucoup plus sain, avec beaucoup plus d’amour et de joie.»
Danser. Ce mot, encore, revient. Danser sans pieds. Danser autrement. «À Paris, lors de la Women’s Cup de rugby fauteuil, et à Genève, dans un salon autour des arts martiaux et de la danse, j’ai dansé à genoux», dit-elle simplement. «Ce n’est pas un défi. C’est de la joie, de la liberté. Et aussi un peu de démonstration.» Montrer qu’on peut. Qu’on vit. «Parfois, je me sens petite. Comme un petit animal. Mais je continue. Je décide de dire oui à tout ça.»
Ce corps, qu’elle habite désormais autrement, est aussi un message: il dit aux autres «n’ayez pas peur», et à elle-même «regarde ce que tu traverses». Car oui, elle porte. Beaucoup. Trois enfants qu’elle élève seule, dans un quotidien sans relâche, entre absence de soutien et responsabilités ininterrompues. «Le père de mes enfants est malade, il ne peut pas les garder. Quant à mon ex-compagnon – qui n’est pas leur père – il m’a quittée après avoir été violent et manipulateur. C’était une bénédiction. Une délivrance. Mais sur le moment, ça a été dur.»
Et pourtant, dans ce tumulte, quelque chose tient. Quelque chose d’inébranlable. «On est très unis tous les quatre», confie-t-elle à propos de ses enfants. Une force discrète, un lien solide, qui l’aide à traverser l’invivable. «Je ne suis pas fière. Mais je pense que je ne m’en sors pas si mal.»
Elle a aussi appris à faire taire la petite voix intérieure qui juge. «J’étais très dure avec moi. Je culpabilisais dès que je faisais quelque chose de travers. Maintenant, j’ai arrêté.» Elle ne veut plus vivre sous le joug de l’auto-évaluation. «Si on veut se détacher des avis négatifs, il faut aussi renoncer à se nourrir des jugements positifs.» Elle prend du recul. Elle respire.
Une vie qui dit oui
Et dans ce silence intérieur retrouvé, la vie parle. Une chaîne d’entraide se forme. Une cagnotte se crée. Elle peut s’acheter une voiture, retrouver de l’autonomie. Les médias relayent. Les opportunités surgissent. «J’ai été invitée à parler aux JO. Des gens m’ont proposé de danser.» Elle ne force rien. Elle accepte. Et la vie l’étonne.
Parmi les liens qui comptent pour elle, certains ont traversé les frontières. Lucie connaît le Liban, un pays qu’elle aime profondément pour y être venue deux fois avant son handicap. Elle garde un souvenir fort de l’accueil, de la lumière, des visages. «J’aime beaucoup les Libanais», confie-t-elle. Elle a gardé contact avec ses amis sur place. Ce fil humain, tissé bien avant le drame, s’est tendu, mais ne s’est jamais rompu.
Ascension du Mont Fuji le 3-4 juillet. © DR
Aujourd’hui, elle s’apprête à gravir le Mont Fuji. Un sommet mythique. Une ascension symbolique. «Ce n’est pas pour reprendre le contrôle. Surtout pas.» Ce qu’elle va chercher là-haut, elle ne le sait pas. Elle y va «avec joie, avec amour, avec confiance». Quand on lui a proposé, «j’ai dit oui, tout de suite. J’ai senti un pétillement dans mon corps.»
Quelqu’un lui a dit: «Tu vas déposer ton fardeau là-haut.» Elle a répondu non. «Je n’ai rien à déposer. Si j’ai un fardeau, si c’est mon handicap, alors je vais le porter jusque là-haut. Et je vais dire au ciel: regarde ce que j’essaie de faire de ce cadeau que tu m’as fait.» Elle redescendra avec. Non pas pour continuer à souffrir, mais pour continuer à vivre avec. Lucidement.
Elle n’idéalise rien. Mais elle croit à cette magie de la vie. «La vie est magique. Elle a plus de pédagogie que nous, plus de bienveillance que nous. Elle sait mieux que nous.» Il suffit, dit-elle, «de se laisser bercer.» Ce mot, si doux, dit tout son courage.
Lucie Retail ne se survend pas. Elle ne dit pas qu’elle est une exception. «Il y a des jours où je me lève et tout va bien. D’autres, c’est plus compliqué. Comme tout le monde.» Ce qu’elle donne à voir, c’est la puissance d’une vie vécue sans tricherie. Une vie qui a accepté l’irréparable, et qui continue, à chaque pas, à dire oui.
Lucie Retail, le corps en éclats, la vie en entier
Lucie Retail vit près de Nantes, en Loire-Atlantique. Avant que sa vie ne bascule, elle travaillait comme responsable export dans une entreprise spécialisée dans les produits d’hygiène. Mère de trois enfants, elle décide un jour de quitter son poste pour se consacrer à sa passion: la danse. En 2023, elle part en voyage au Gabon pour rencontrer la famille de son compagnon, un artiste chorégraphe. Ce séjour, à la croisée de l’intime et de l’artistique, marque un tournant. C’est là qu’elle contracte un paludisme foudroyant. Rapatriée et hospitalisée à Nantes, elle survit, mais au prix de l’amputation des quatre membres. Ce choc, Lucie le transforme en élan. Elle reprend la danse, sans prothèses, dans une forme libre, intuitive, presque instinctive. En 2024, elle gravit le pic du Taillon dans les Pyrénées, et se prépare désormais à affronter un autre sommet: le Mont Fuji, qu’elle escaladera les 3 et 4 juillet 2025.
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