
Dans le sillage du processus de dislocation de l’Union soviétique, au début des années 1990, Alain Minc, auteur et analyste politique français, publiait un ouvrage au titre particulièrement significatif, résumant bien la situation du moment, La vengeance des nations. Il ressort de l’ouvrage que plusieurs décennies de dictature communiste fortement centripète n’avaient pas réussi à effacer les sentiments nationaux de populations forcées à cohabiter au sein de «Républiques» artificielles et à se soumettre à une intégration contre-nature imposée par l’idéologie communiste.
Lorsque le ciment soviétique de ces Républiques a éclaté, les sentiments nationalistes ont rapidement émergé avec force, aboutissant en un temps record au démembrement de certaines de ces entités ancrées pendant moult années à la nébuleuse «rouge». Le cas le plus significatif aura été sans doute celui de la Yougoslavie, où 35 ans de dictature pratiquée par le Maréchal Tito n’avaient pas réussi à effacer, ou même à atténuer, les nationalismes serbe, croate, slovène, bosniaque, monténégrin et macédonien. Alain Minc souligne dans son ouvrage la nécessité de prendre en considération la réalité de la réémergence de ces nations, «mais sous le gouvernement de la raison».
Une extrapolation de l’exposé de l’auteur aux derniers développements en Syrie – toute proportion gardée – permet de tirer quelques leçons fondamentales du cas syrien. Force est de relever, d’emblée, que près d’un demi-siècle de tyrannie du clan Assad et de dictature du parti Baas n’ont pas réussi à résorber les sensibilités communautaires sunnite, alaouite, druze et même chrétienne, sans compter le problème de la minorité kurde, occulté pendant les décennies passées. Au lieu d’initier une politique d’intégration nationale, rationnelle, réfléchie, fondée sur une stratégie de développement global, le pouvoir en place, cachant mal ses orientations sectaires, a fait preuve au fil des ans d’une inqualifiable cécité politique dont les conséquences se font ressentir aujourd’hui avec une violence d’autant plus meurtrière qu’elles sont sans doute exploitées et manipulées par des forces extérieures.
Plus grave encore, les affrontements et les massacres dont a été le théâtre la région de Soueida, à forte prédominance druze, ont apporté la preuve du caractère hautement hasardeux et dangereux de l’option prônée avec insistance par le régime des mollahs iraniens qui a réussi à l’imposer en Irak: l’intégration au sein de l’appareil sécuritaire de l’État (armée, police…) d’une milice fortement endoctrinée et mue par une idéologie sectaire, télécommandée, de surcroît, par une puissance régionale. Il se confirme ainsi de diverses sources – dont la dernière en date est le secrétaire d'État américain – que les attaques et les exécutions sommaires de civils à Soueida ont été l’œuvre, entre autres, d’éléments enrôlés dans les services de sécurité étatiques, mais dont le comportement sur le terrain reflétait des pulsions haineuses et sanguinaires à l’encontre de certaines composantes de la population.
L’autre leçon à tirer des dramatiques événements de Syrie est l’aspect dévastateur de la présence de factions miliciennes échappant à tout contrôle, représentant un défi pour l’État et une menace pour la cohésion sociale, à l’instar de la situation de fait accompli imposée par le Hezbollah au Liban. Un pouvoir ne peut imposer son autorité, préserver la paix civile et constituer une garantie pour toutes les factions que s’il repose sur un appareil sécuritaire solide, faisant preuve de cohésion, dont les éléments n’obéissent qu’aux directives de l’État, même si la composition des forces régulières déployées dans une région spécifique tient compte des sensibilités de la population. C’est ce qu’a entrepris d’ailleurs le président syrien, Ahmed el-Chareh, il y a quelques jours en confiant la sécurité de la zone de Soueida aux druzes de la région.
Dans des pays pluralistes tels que la Syrie, le Liban ou l’Irak, une telle démarche pragmatique basée sur une décentralisation sécuritaire n’est pas totalement incompatible avec les impératifs de l’unité nationale si les unités responsables du maintien de l’ordre ne se laissent pas entraîner dans les méandres de comportements centrifuges à caractère sectaire. Cela revient à trouver un juste équilibre, comme le souligne Alain Minc dans son ouvrage, entre le respect de la réémergence de sensibilités plurielles ou nationales et la nécessité pour l’État central d’imposer son autorité, sous la houlette de ce que l’auteur qualifie de «gouvernement de la raison», en menant une lutte sans merci contre les discours de haine et les groupuscules terroristes qui se livrent à toutes sortes d’atrocités. Il y va du sort des populations de cette partie du monde en pleine ébullition.
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