
Depuis 2021, les signalements de «piqûres sauvages» se multiplient en France, souvent sans preuve ni trace toxique. Panique virale, effet de masse ou agression réelle? Le phénomène déroute la médecine autant que les forces de l’ordre.
Concerts, festivals, boîtes de nuit, rames de métro bondées: ces lieux festifs ou très fréquentés sont devenus, ces dernières années, les scènes supposées d’un phénomène aussi inquiétant que flou. Depuis l’automne 2021, des centaines de personnes en France disent avoir ressenti une piqûre soudaine dans la jambe, le bras ou le dos, suivie de nausées, vertiges, pertes de conscience ou crises d’angoisse. Certaines assurent avoir vu une seringue. D’autres n’ont rien aperçu, juste senti une vive douleur. Dans la plupart des cas, aucune trace de substance n’est détectée. Aucun agresseur n’est formellement identifié. Et pourtant, les témoignages continuent d’affluer.
Le phénomène des «piqûres sauvages» s’est imposé dans l’espace public comme une énigme troublante. Le printemps 2022 a vu une explosion de signalements, avec plus de 2.000 plaintes déposées à l’échelle nationale. Des cas sont recensés de la Bretagne à l’Île-de-France, de la Côte d’Azur au centre-ville de Lyon. Les victimes sont en majorité des jeunes femmes, parfois mineures. La panique s’infiltre. Les médias relaient l’alerte. Les réseaux sociaux amplifient le phénomène.
Mais derrière ce tourbillon médiatique, les enquêtes patinent. Malgré des centaines d’analyses toxicologiques, aucune substance illicite n’est formellement retrouvée dans le sang des victimes. Aucun schéma d’agression ne se dessine avec précision. En 2022, les autorités admettent leur perplexité. Et pourtant, l’angoisse collective, elle, ne faiblit pas.
Peur ou réalité?
En juin 2025, à l’occasion de la Fête de la musique, le phénomène ressurgit avec force. Ce soir-là, dans plusieurs villes de France, 145 personnes signalent avoir été piquées. L’immense majorité sont des jeunes filles. Les témoignages affluent en temps réel sur TikTok, Snapchat et Instagram. Des vidéos alertent, accusent, rejouent les faits. Certaines sont authentiques, d’autres rejouent des scènes supposées ou tournées à des fins de provocation. Le doute s’installe. La peur circule plus vite que la seringue.
Les autorités prennent l’affaire au sérieux. Des interpellations ont lieu. Des gardes à vue sont effectuées. Mais, une semaine plus tard, aucune mise en examen n’est prononcée. Les analyses sont revenues vierges. Le schéma se répète: plainte, panique, enquête, puis silence.
Ce phénomène n’est pas propre à la France. Des cas similaires ont été signalés en Belgique, au Royaume-Uni, en Irlande ou encore en Suisse. Partout, la même ambiguïté règne: des symptômes physiques réels, tels que malaise, confusion ou douleurs musculaires, mais aucune preuve chimique ou médicale tangible. Les spécialistes évoquent alors plusieurs pistes. La première, celle d’un acte malveillant, sans injection. On pique pour faire peur, sans introduire de substance, avec parfois une simple aiguille à coudre ou un objet pointu. La seconde piste est celle du stress: un climat anxiogène, associé à une forte charge émotionnelle (musique, foule, chaleur, alcool), peut provoquer une véritable réaction somatique, sans agression extérieure.
Le docteur Leila Chaouchi, de l’AP‑HP, résume ainsi: «On pique pour piquer, mais a priori pas pour injecter un produit et agresser.» Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de victime. Cela signifie simplement que le traumatisme est souvent d’ordre psychologique et social, plus que toxique ou criminel.
Le phénomène est d’autant plus complexe qu’il ne repose pas seulement sur des faits, mais aussi sur un climat de suspicion généralisée. Des vidéos circulent, montrant des jeunes se piquant eux-mêmes pour le buzz. Certains influenceurs se mettent en scène avec des seringues, dans des gestes à la limite de la provocation. Ces mises en scène brouillent encore davantage la lecture des événements. Les policiers, les médecins et les magistrats peinent à démêler le vrai du faux. Les cas graves sont noyés dans la masse des alertes. Résultat: les victimes peinent à être prises au sérieux, tandis que les auteurs réels, s’ils existent, passent entre les mailles du filet.
Rien ne dit que le phénomène est imaginaire. Rien ne prouve qu’il soit une vaste manipulation. Il est probable que les deux coexistent: des cas isolés d’agression réelle, noyés dans une psychose collective entretenue par la viralité numérique. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le sentiment d’insécurité qu’il génère est, lui, bien réel. Il pèse sur les sorties, les fêtes, les concerts. Il laisse un arrière-goût d’inquiétude dans des moments censés être insouciants.
En cela, les piqûres sauvages sont un symptôme d’époque. Une époque où l’image circule plus vite que les faits, où la peur s’ancre plus fort que les preuves. Une époque où la frontière entre danger réel et anxiété partagée devient floue. Et où chacun, face à une douleur soudaine dans la foule, se demande si la menace était là ou dans sa tête.
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