
Le retour du suçotement, qu’il s’agisse de la tétine, du pouce ou de ses avatars modernes chez l’adulte, fait florès dans la presse et sur les réseaux sociaux. Comment comprendre ce phénomène à la lumière de la psychanalyse et de ses grandes figures?
La scène, autrefois cantonnée à l’intimité de la petite enfance, surgit désormais dans l’espace public. On l’aperçoit sur TikTok, où des adultes filment leurs «moments doudou», pouce à la bouche, tétine ou sucette branchée entre les lèvres, revendiquant sans détour une enfance retrouvée ou un apaisement régressif. Dans une vidéo virale vue plus de trois millions de fois, une jeune femme explique comment elle n’a jamais pu abandonner sa tétine: «C’est la seule chose qui me calme.» Un autre, cadre dynamique, avoue sur Instagram utiliser une «tétine de nuit» pour lutter contre l’insomnie et les crises d’angoisse. Des forums entiers sont dédiés au «paci adulting», où des adultes, souvent isolés par un mal-être, partagent des photos de leurs «collections» et leurs routines apaisantes. Les médias traditionnels s’emparent du sujet, oscillant entre moquerie et tentatives d’analyse. Le Monde, Slate, The Guardian, TF1, CNews ou encore Vice publient des enquêtes sur cette «régression assumée». La tétine, autrefois accessoire muet du berceau, s’affiche désormais sur des selfies adultes, totem d’un malaise affectif qui dit, paradoxalement, quelque chose. Comment comprendre cette conduite qui s’invite, bien au-delà du berceau, dans la vie psychique d’adultes?
Depuis Freud, le suçotement est un langage d’un corps-psyché. Il s’inscrit, comme on le sait, dans la phase orale, première étape de l’organisation psychosexuelle. L’enfant tire plaisir non seulement du fait de se nourrir (succion nutritive au sein) mais aussi de la succion en tant que telle (succion non nutritive). Dès 1905, dans Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud note: «Le plaisir pris à sucer le sein ou le pouce ne s’épuise pas dans la satisfaction du besoin alimentaire, mais se poursuit, purifié de toute finalité, comme plaisir érotique.» L’oralité devient ainsi la scène primitive du désir, et la bouche, son premier théâtre.
Winnicott, dans la lignée freudienne, s’intéresse à la transition du sein maternel à l’objet. La tétine, le pouce, le doudou deviennent pour lui des «objets transitionnels», des médiateurs entre la toute-puissance du nourrisson et la réalité extérieure. Le suçotement exprime ici la capacité de l’enfant à se rassurer lui-même, à supporter la frustration de l’absence, tout en gardant l’empreinte de la satisfaction originelle.
René Spitz, célèbre pour ses travaux sur l’hospitalisme, observe combien la succion, même sans lait, apaise l’enfant privé de présence maternelle. Dans La Première Année de la vie de l’enfant, il décrit ces gestes autoapaisants comme une tentative désespérée de pallier la carence affective, la bouche devenant l’ultime refuge contre l’angoisse de séparation.
John Bowlby, père de la théorie de l’attachement, va plus loin. Il voit dans la tétine et son suçotement non seulement une compensation de l’absence, mais une «sucette d’attachement», substitut affectif dans un monde où l’étayage maternel fait défaut ou se révèle défaillant. L’enfant, privé ou insécurisé, investit l’objet de toutes les qualités du soin maternel.
Plus récemment, Sylvain Missonnier et d’autres cliniciens ont mis en évidence la continuité entre le suçotement fœtal (observable in utero dès le quatrième mois de gestation) et la succion postnatale. La tétine et le pouce ne seraient que la prolongation d’un geste archaïque, inscrit dans la mémoire avant même la naissance, matrice d’un apaisement corporel fondamental.
Ainsi, le suçotement chez l’enfant se déploie comme une réponse créative à l’angoisse de séparation, au besoin de réassurance. L’acte de sucer convoque à la fois le plaisir autoérotique et la quête de l’autre, du maternel, du bercement originel. La tétine, le pouce ou le coin de couverture deviennent ainsi des remparts contre l’inquiétante étrangeté du monde. Mais cette conduite d’apaisement n’est pas sans revers. Freud évoque le risque de fixation orale. Lorsque l’enfant, faute d’alternatives psychiques, demeure accroché à la satisfaction première, il peine à investir d’autres modes de plaisir, de relation et de défense contre l’angoisse. Cette fixation peut, plus tard, se traduire par diverses formes d’addiction (tabac, nourriture, alcool, par exemple, mais aussi suçotement persistant), répétition inconsciente d’une défense contre une angoisse archaïque. Elle peut être aussi le signe d’une difficulté à renoncer à la toute-puissance du soin maternel, mais aussi celui d’une incapacité à élaborer une symbolisation plus complexe de la séparation menant vers des liens plus élaborés. Si la transition se fait mal, l’objet transitionnel, loin d’être abandonné au profit d’une vie psychique plus riche, se mue en fétiche, en difficulté à franchir les étapes de l’individuation, en refuge permanent contre la détresse.
À l’âge adulte, le retour du suçotement ne relève pas d’un caprice ou d’une mode, mais s’ancre plutôt dans une dynamique psychique complexe, où l’individu, face à la violence sourde du réel, cherche un abri dans les replis de son histoire la plus archaïque. L’adulte qui, dans la pénombre de sa chambre ou dans l’anonymat d’un transport, porte la tétine à ses lèvres, ne fait pas qu’imiter l’enfant. Il tente, inconsciemment, de renouer avec un temps où le monde était, sinon comblé, du moins pacifié par la douceur d’un geste immémorial.
La psychanalyse, depuis Freud, voit dans la régression une conduite de survie psychique: lorsque les mécanismes d’adaptation élaborés tels que, par exemple, la sublimation, la parole, l’humour se trouvent défaillants, le sujet recule vers les solutions les plus précoces de son appareil psychique. Le suçotement adulte devient alors la réactivation d’un mode de satisfaction primaire, plus immédiat et plus charnel, plus total que tout ce que l’âge adulte peut proposer. Ce retour à l’oralité n’est pas seulement un refuge contre l’angoisse, il est l’ultime tentative de conjurer la sensation d’étrangeté à soi, le sentiment de vide, la morsure de l’abandon. L’objet oral, tétine, pouce mais aussi cigarette, chewing-gum, stylos mordillés, devient le substitut universel du manque. Il vient combler, de façon certes précaire et répétitive, la béance de l’absence, l’angoisse du morcellement, la peur de la séparation. On pourrait voir là le prolongement, chez l’adulte, de la thèse de Spitz sur l’hospitalisme: le corps-psyché invente des parades pour conjurer la détresse fondamentale, et la bouche, orifice de la rencontre et de la séparation, demeure le théâtre de toutes les solutions de fortune.
Mais la modernité, avec ses rythmes effrénés, ses injonctions paradoxales à l’autonomie et à la performance, ses incitations à des conduites addictives de consommation, a encouragé l’infantilisation et fragilisé les défenses traditionnelles. L’espace psychique de l’adulte, moins bordé notamment par les rituels collectifs, se trouve souvent dépeuplé de figures apaisantes. Le recours à la tétine ou au suçotement adulte apparaît alors comme la version corporelle d’une nostalgie de l’abri. L’adulte, dans son geste, redevient enfant, voire nourrisson; il réinvente la béatitude de la satiété, l’illusion d’un monde sans coupure, où toute angoisse pourrait se dissoudre dans le rythme rassurant de la succion.
Ce geste s’inscrit aussi dans une économie du plaisir autoérotique, décrite par Freud comme la capacité à se procurer à soi-même du plaisir, indépendamment de l’objet extérieur. Mais là où le petit enfant use de la succion comme d’une première expérience de maîtrise de l’angoisse, l’adulte se heurte à la réalité d’un monde dont la dureté ne s’amadoue pas. Le suçotement devient la manifestation d’une souffrance, d’une impossibilité à trouver dans l’affectif, le relationnel ou le symbolique des apaisements suffisamment puissants pour tenir à distance l’angoisse. C’est une tentative, peut-être illusoire, de recouvrer la sécurité de l’enveloppement maternel, de la chaleur première, du monde sans mots, où la bouche était le premier refuge, le premier abri contre le chaos.
La société, qui valorise l’autonomie et la maîtrise de soi, peine à entendre cette nécessité de l’écoute. Pourtant, c’est bien là que réside la possibilité d’un apaisement authentique: non dans la guerre contre les symptômes, mais dans la reconnaissance de la fragilité humaine, dans l’accompagnement des chemins singuliers par lesquels chacun tente de conjurer l’angoisse.
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