
Au Liban, la pomme de terre est plus qu’un simple féculent: c’est une bataille économique, un casse-tête logistique et parfois… une blague amère. Entre surproduction, concurrence étrangère et exportations limitées, les agriculteurs jonglent entre l’espoir d’écouler leurs récoltes et la peur de les voir pourrir dans les entrepôts.
Dans un pays où même le pain est en passe de devenir un produit de luxe, on pourrait croire que la pomme de terre, reine des plats familiaux et star des mezzés, a une carrière toute tracée. Pourtant, derrière chaque assiette de «batata» croustillantes, se cache l’histoire compliquée d’agriculteurs qui creusent la terre… mais aussi leurs dettes.
Les racines du problème
Selon les données du ministère de l’Agriculture, la pomme de terre figure parmi les principales productions agricoles du Liban. En 2022, le pays a récolté 676.000 tonnes, un record. Ces tubercules poussent sur 24.022 hectares, avec un rendement moyen d’environ 28 tonnes par hectare. La Békaa reste la reine incontestée avec 65 à 70% de la production, suivie par la plaine du Akkar, 25 à 30% .
Cette progression est impressionnante si l’on se souvient qu’en 1970, la production dépassait à peine 100.000 tonnes, avant de s’effondrer à 30.000 tonnes pendant la guerre, pour remonter à près de 435.000 tonnes dans les années 2000. Aujourd’hui, les projections tablent sur 685.000 tonnes d’ici 2026 (+1,5% par an), tandis que la consommation intérieure atteindrait 315.000 tonnes (+0,9% par an).
Mais produire est une chose, écouler en est une autre: entre le coût élevé des engrais, la flambée du carburant indispensable à l’irrigation et au transport, et l’instabilité du marché, les agriculteurs se retrouvent souvent à vendre leurs pommes de terre à perte. «On travaille la terre, mais c’est la terre qui finit par nous travailler», plaisante amèrement un producteur de la Békaa.
L’épineuse question des exportations
Malgré ces volumes impressionnants, l’export reste marginal. Environ 37.000 tonnes seulement, soit 5% de la production, trouvent preneur à l’étranger, selon les données existantes. À titre de comparaison, Israël exporte près de 32% de sa récolte, et les Pays-Bas 35%. Le Liban faisait mieux autrefois: en 2004, les exportations atteignaient près de 45.754 tonnes, pour une valeur de 8,3 millions de dollars, notamment vers les pays arabes.
Depuis, la tendance est en dents de scie: 30.470 dollars d’exportations en 2016, un rebond à 20.700 dollars en 2022, mais une chute à seulement 7.767 dollars en 2024, selon le ministère de l’Économie.
Le ministre de l’Agriculture, Nizar Hani, résume à Ici Beyrouth le défi: «Le marché clé reste le Golfe, mais pour y accéder, il faut passer par l’Arabie saoudite par voie terrestre. La voie maritime, elle, coûte trop cher.» Il rappelle que la crise est mondiale: de l’Europe au Pakistan, la surproduction rend l’écoulement difficile. Mercredi, il a même rencontré les fabricants de pommes de terre surgelées pour les convaincre de se fournir auprès des producteurs locaux. Résultat mitigé: si les ventes avancent, les entrepôts frigorifiques restent pleins.
Bonne nouvelle toutefois: le ministère de l’Agriculture a conclu un accord avec l’Union européenne. Objectif: permettre l’exportation de pommes de terre libanaises vers l’Europe… mais uniquement pendant la période où l’Europe n’en produit pas, et à condition que les normes sanitaires (très strictes) soient respectées. En clair: il faut tomber pile dans le bon créneau, et prier pour que les prix soient au rendez-vous.
Une concurrence qui pèse lourd
Par ailleurs, à l’intérieur même du marché libanais, les agriculteurs affrontent une autre bataille: l’importation incontrôlée. Des cargaisons égyptiennes ou syriennes inondent régulièrement les marchés à des prix imbattables, écrasant la production locale. «La pomme de terre libanaise est comme notre politique: toujours en compétition, rarement protégée», poursuit le cultivateur du Akkar.
Pourtant, tout n’est pas noir. Les pommes de terre font partie des produits les plus demandés au Liban. Elles sont utilisées dans des centaines de recettes, de la purée familiale aux frites des fast-foods. Avec une meilleure stratégie d’exportation, un encadrement des importations et une valorisation à l’international, le Liban pourrait transformer ce tubercule en un atout économique.
Et puis, n’oublions pas: la pomme de terre est résistante, tenace et pousse même dans les sols les plus ingrats. Un peu comme les Libanais eux-mêmes. Reste à savoir si l’État saura enfin donner à ses agriculteurs autre chose que des promesses épluchées…
Commentaires