
Dans un monde où aller à l’école est un droit, pourquoi faut-il du courage pour franchir le seuil d’une salle de classe? Au Liban-Sud, la rentrée scolaire 2025-2026 n’a rien d’ordinaire.
Dans les villages frontaliers de Taybeh, Mays el-Jabal, Rmeich, Khiam et Bint Jbeil, la reprise des cours ressemble à une marche sur des ruines encore fumantes. Chaque leçon interrompue par la détonation d’une frappe israélienne lointaine rappelle la précarité de la situation dans cette partie du Liban-Sud.
Après deux années d’enseignement en ligne imposées par la guerre, les élèves retrouvent des classes aux murs fissurés, des pupitres brisés et l’écho des bombardements.
Le ministère de l’Éducation a annoncé récemment la réouverture des écoles publiques dans les villages qui sont à quelques kilomètres de la frontière, en précisant que cette année, l’apprentissage en ligne ne sera pas adopté.
Les établissements scolaires publics et privés du Liban-Sud portent encore les stigmates visibles de la guerre entre Israël et le Hezbollah.
À Khiam, certaines classes n’ont toujours pas de fenêtres, ce qui fait craindre le pire pour l’hiver, d’autant que les vitres brisées par les frappes ont été remplacées par de simples bâches en plastique. «Nous manquons de nombreuses matières premières», explique Mohammad Choker, directeur de l’école publique de Khiam.
Les conditions matérielles sont effectivement précaires: plus de laboratoires, plus de cours ou de terrains de sport praticables.
Certains établissements endommagés par les frappes israéliennes ont rénové leurs bâtiments tandis que d’autres, entièrement détruits ont ouverts leurs portes dans de nouveaux locaux loués dans le même village ou à proximité, pour accueillir les élèves dont les familles ont choisi de rentrer.
Le directeur de l’école de Mays el-Jabal, Faraj Badran, s’est vu promettre une livraison dans dix jours, d’un complexe de «salles préfabriquées». «Nous les avons commandées pour offrir une opportunité éducative aux enfants d’environ 500 familles qui sont revenues au village et s’y sont installées», explique-t-il.
La situation des écoles des villages frontaliers ne semble pas figurer au programme du gouvernement. Le directeur de l’école de Houla le confirme, en mettant l’accent sur les initiatives prises à titre privé: «Des efforts ont été déployés pour garantir que les écoles détruites ne restent pas fermées alors que les familles sont de retour au village. Nous occuperons deux étages du centre d’aide sociale. Le nombre d’élèves a déjà dépassé les 60.»
«Nous entrons en classe en marchant sur des débris», décrit Samir, professeur à Mays el-Jabal. Les murs craquelés et la vétusté des infrastructures reflètent le peu de moyens disponibles pour la reconstruction.
Ces établissements, symboles d’un espoir fragile, manquent cruellement d’équipements essentiels: mobilier scolaire détruit, absence de matériel pédagogique suffisant, coupures régulières d’électricité et manque d’eau potable.
Ce contexte dégradé entraîne une grande difficulté à maintenir un cadre éducatif normal, avec un impact direct sur le bien-être et la sécurité des élèves.
Élèves traumatisés, mais avides d’apprendre
Entre cours en ligne en dents de scie et déplacements forcés depuis que le Hezbollah a décidé d’ouvrir un front avec Israël, le 8 octobre 2023, et jusqu’à la conclusion d’un accord de cessez-le-feu en novembre 2024, les élèves accusent un retard considérable. «Mon fils de 10 ans ne lit pas encore couramment. Il a perdu deux années entières», témoigne Hana, mère de trois enfants de Bint Jbeil.
Le décrochage scolaire menace particulièrement les plus vulnérables. Des enfants, contraints de travailler pour soutenir leurs familles, ne retrouvent plus le chemin de classes. «Mon fils aîné a 14 ans, il travaille dans un atelier depuis la mort de son père», raconte avec tristesse Soha, déplacée revenue récemment à Khiam.
Les écoliers, eux, parlent d’un décalage entre la décision officielle d’ouvrir les écoles et leur propre réalité: «On essaie de suivre mais je me sens en retard dans tout», avoue Nour, en classe de seconde, rappelant l’urgence de rattraper le temps perdu après deux ans sans scolarité régulière.
Pour les enseignants, le défi est également immense: «J’ai des élèves du brevet qui ne savent plus écrire une rédaction simple. Deux ans sans école ont laissé des traces: retard d’apprentissage, déscolarisation, chute de motivation», confie Zeina, professeure de français à Taybeh.
«Nous faisons des révisions accélérées, des classes mélangées pour combler les lacunes», explique Hani, professeur de mathématiques. Mais au-delà du savoir, le plus dur reste de redonner confiance. «Les enfants ont perdu le rythme, la concentration et l’envie», souffle Chadia, surveillante à Mays.
Les traumatismes psychologiques se mêlent ainsi aux difficultés pédagogiques. «Quand j’entends un bruit dehors, je sursaute. Même les recréations me stressent», confie Ramy, élève à Khiam. Le moindre bruissement d’un drone plonge les élèves dans une hypervigilance permanente. «Avant d’enseigner les sciences ou autre matière, il faut apaiser les peurs», confie le directeur de l’école de Khiam. «Ici, l’éducation, ce n’est pas un luxe, c’est une manière de guérir», résume-t-il.
Des enseignants en première ligne
Pour les enseignants, le défi est quotidien: transmettre le savoir malgré l’angoisse et les risques sécuritaires. «Je n’ai jamais été aussi anxieuse sur la route», avoue Fadia, professeure à l’école publique de Bint Jbeil.
Dans ces villages frontaliers, des enseignants ont dû se résoudre à abandonner leur poste: la route menant à leur établissement est devenue trop risquée. «Je devais traverser deux zones considérées instables pour atteindre l’école de Taybeh. Un jour, un drone est passé à quelques mètres de ma voiture…», témoigne Manale, professeure de sciences, originaire de Marjeyoun. «J’ai demandé à être transférée, mais il n’y a pas de postes ailleurs. J’ai dû arrêter. C’est un crève-cœur», poursuit-elle.
Le manque d’enseignants dans les zones frontalières accentue les inégalités scolaires. Les élèves du Liban-Sud, déjà meurtris par la guerre, voient leur avenir encore plus compromis.
Parents tiraillés entre angoisse et espoir
À la peur sécuritaire s’ajoute une angoisse plus sourde, mais tout aussi écrasante: celle de ne pas pouvoir offrir à ses enfants une rentrée digne de ce nom. Les parents oscillent entre angoisse et nécessité. «J’ai hésité jusqu’au dernier moment à envoyer mes enfants à l’école», confie Ahmad, père de trois enfants à Houla. «Et puis, ajoute-t-il, je me suis dit que les priver d’éducation, c’est leur infliger une autre forme de guerre.»
Cette hésitation hante chaque foyer dans les villages frontaliers. Certaines familles déplacées ont fait le choix courageux de revenir dans leurs villages uniquement pour permettre à leurs enfants de reprendre l’école. Cette reprise est freinée par l’impossible accès aux écoles privées dont les frais de scolarité ont connu une hausse vertigineuse. «Nous ne pouvons plus assumer les coûts, je dépends d’un emploi précaire, souvent suspendu à la situation sécuritaire», se lamente Najib, ouvrier du bâtiment à Taybeh.
D’ailleurs même les écoles publiques, souvent présentées comme une alternative gratuite, ne le sont plus réellement. Dans un contexte économique toujours très difficile, les fournitures scolaires deviennent un luxe inabordable. Les cartables, livres et uniformes coûtent plus cher que jamais, écrasant un peu plus le budget familial.
Heureusement, des associations locales, des ONG internationales et la diaspora interviennent pour alléger ce fardeau, en finançant en partie les fournitures nécessaires.
Dans les marchés populaires de Khiam, de Taybeh et de Bint Jbeil, on trouve désormais des stands solidaires.
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