
Le président américain Donald Trump a affirmé, jeudi, que son homologue indien Narendra Modi s’était engagé à «cesser d’acheter du pétrole russe» dans un «délai court», tout en imposant des droits de douane punitifs de 50% sur les exportations indiennes vers les États-Unis, assortis d’une pénalité additionnelle pour les transactions avec Moscou.
New Delhi a répondu que «la priorité constante» était de protéger le consommateur indien dans un contexte énergétique volatil, signalant qu’aucune rupture immédiate n’était actée. Pour comprendre ce bras de fer, il faut replacer l’Inde dans la carte énergétique et géopolitique née de la guerre en Ukraine.
Un appétit énergétique colossal et des rabais irrésistibles
L’Inde importe environ 85% de son pétrole. Avant 2022, la Russie ne représentait qu’1 à 2% de ses achats. En 2023, sa part a bondi à environ 39%, faisant de Moscou le premier fournisseur de New Delhi selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS).
Le plafonnement du prix du brut russe par le G7 et la désertion des acheteurs européens ont créé une fenêtre d’opportunité: rabais à l’achat, sécurisation de volumes et optimisation des marges.
Selon plusieurs estimations reprises par le CSIS, l’Inde aurait économisé au total entre 10,5 et 13 milliards de dollars en 2023-2024. À l’échelle d’un PIB de près de 4.000 milliards, l’effet macroéconomique reste modeste, mais il a dopé la rentabilité des raffineries indiennes.
Le moteur caché: raffiner pour réexporter
L’Inde est l’un des tout premiers pôles mondiaux de raffinage, avec une capacité de plus de 5 millions de barils par jour. Les géants Reliance et Nayara se sont imposés comme des pivots, important du brut russe à prix cassé et le transformant en essence, diesel ou kérosène. Ils revendaient ensuite ces produits à des clients internationaux, y compris européens, quand la réglementation le permettait.
Tant que l’Union européenne (UE) a sanctionné le brut russe sans interdire explicitement les produits raffinés issus de ce brut dès lors qu’ils provenaient d’un pays tiers, ce schéma est resté légal. En 2024, la valeur des exportations indiennes de produits pétroliers vers l’UE a atteint, selon le CSIS, environ 20,5 milliards de dollars – une explosion par rapport à 2019.
L’Atlantic Council souligne que cet allongement des routes commerciales a créé des brèches d’application des sanctions.
Ces brèches seront toutefois bientôt refermées. Le 18ᵉ paquet de sanctions de l’UE, adopté le 18 juillet 2025, abaisse le plafond de prix du pétrole russe de 60 à 47,6 dollars le baril. Il interdit également, à partir du 21 janvier 2026, l’importation dans l’UE de produits raffinés fabriqués à partir de brut russe, même lorsqu’ils proviennent de pays tiers comme l’Inde.
Ce même paquet sanctionne la raffinerie indienne Nayara Energy, en raison de ses liens avec le groupe russe Rosneft et de son utilisation de la «flotte fantôme» pour transporter le brut. Cette mesure met fin à la «zone grise» juridique qui permettait à l’Inde de revendre du carburant issu de pétrole russe sur le marché européen.
Des chaînes opaques et une flotte fantôme
Cette mécanique repose en partie sur des circuits difficiles à tracer. Le CSIS décrit l’essor d’une «flotte fantôme»: une flotte de pétroliers souvent non assurés, sous pavillon de complaisance, a transporté une large part des cargaisons russes vers l’Inde en 2024. Même les sanctions américaines de janvier 2025 contre des dizaines de navires ont été contournées par la reconfiguration rapide d’intermédiaires et de routes.
L’Atlantic Council note que la multiplication d’acteurs et d’étapes (transport, mélange, re-documentation) complique la traçabilité et l’exécution des régimes de contrôle.
Alternatives pour New Delhi: plus chères et plus lentes
À l’heure actuelle, l’Inde peut accroître à nouveau ses achats auprès de ses fournisseurs historiques (Irak, Arabie saoudite, Émirats arabes unis) et renforcer ses flux avec les États-Unis et le Brésil.
Le CSIS relève d’ailleurs une hausse des importations de brut américain au premier semestre 2025. Mais cette diversification rapide risquerait d’alourdir la facture énergétique indienne de 9 à 11 milliards de dollars par an, compte tenu de termes de prix plus rigides et de contraintes logistiques.
La transition vers le renouvelable et le nucléaire, où l’Inde veut tripler sa capacité d’ici 2032, constitue une solution de long terme, mais pas une alternative immédiate.
Le coup de semonce de Washington
Côté américain, la ligne a durci. Les tarifs de 50% décidés par l’administration Trump visent explicitement les flux pétroliers et d’armement avec Moscou. Des raffineurs publics indiens ont déjà réduit leurs achats de brut russe et se tournent vers d’autres origines. Même Reliance a ralenti ses cargaisons, signe d’un risque croissant d’exposition.
En parallèle, Washington et ses alliés multiplient les désignations d’entités et les contrôles export, y compris contre des sociétés indiennes soupçonnées d’alimenter l’effort de guerre russe en technologies sensibles.
Le National Bureau of Asian Research replace ce pragmatisme dans une posture plus large. L’Inde revendique une autonomie stratégique «musclée», ni alignée sur l’Occident, ni inféodée à Moscou, et fait valoir qu’en absorbant du brut russe, elle contribue à éviter une flambée mondiale des prix.
Cependant, le CSIS nuance: la relation indo-russe reste lourde d’héritages (défense, nucléaire, engrais), mais elle s’inscrit désormais dans une «gestion du déclin» à mesure que Moscou se rapproche de Pékin et que l’Inde intensifie ses coopérations avec les États-Unis et leurs alliés.
Profit immédiat, horizon incertain
À court terme, l’Inde achète du pétrole russe pour sécuriser des volumes à prix réduits, nourrir un complexe de raffinage performant et capter des marges à l’export, y compris vers l’Europe tant que le droit le permettait. À moyen terme, la fermeture du sas européen en 2026, la pression tarifaire américaine ainsi que la traque des flottes et des mélanges obscurs vont rétrécir la voie étroite sur laquelle New Delhi avance.
L’Inde devra accélérer sa diversification d’approvisionnement et sa transition énergétique sans provoquer de choc interne. Si elle réussit, elle conservera sa liberté d’action tout en réduisant une dépendance devenue politiquement coûteuse. Si elle échoue, elle paiera plus cher son énergie ou ses alliances. Entre économie et géopolitique, son pari reste calculé, mais le chronomètre des sanctions tourne.
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