
Phénomène durable ou effet d’annonce? La dédollarisation, amorcée par plusieurs puissances émergentes, traduit la volonté de réduire la dépendance mondiale au dollar américain, longtemps pilier du commerce et de la finance internationale. Ce mouvement vise à rééquilibrer le système monétaire mondial, jusque-là dominé par le billet vert, vers un ordre multipolaire.
Selon Dominique Plihon, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, il s’agit d’«une stratégie de vaccination contre les sanctions»: diversifier ses échanges permet à certains États de se protéger de l’arme économique que représente le dollar. Une analyse partagée par Anshu Siripurapu et Noah Berman, du Council on Foreign Relations (CFR), qui souligne que la multiplication des sanctions américaines a poussé de nombreux pays à conclure leurs transactions dans d’autres devises.
Le dollar, pilier du système monétaire mondial
Depuis Bretton Woods, le dollar est la principale monnaie de réserve mondiale, utilisée par les banques centrales pour leurs réserves et les échanges internationaux. Ce statut offre aux États-Unis un avantage économique et géopolitique majeur.
Mais sa domination s’effrite: la part du dollar dans les réserves mondiales est passée de 72% en 2000 à 59% en 2023. Cependant, pour Meera Chandan (J.P. Morgan), cette baisse reste toutefois «dans la norme historique», le niveau actuel étant comparable à celui du début des années 1990.
Le dollar, le SWIFT et les sanctions
L’usage du dollar comme instrument de sanction internationale – la «weaponisation» du dollar – a poussé Moscou, Pékin ou Téhéran à développer des alternatives au système SWIFT, au cœur du réseau financier mondial.
La Chine a lancé en 2015 le CIPS, un système de paiement transfrontalier en yuan, qui assure non seulement la transmission mais aussi le règlement des transactions. Ce réseau, géré par la Banque populaire de Chine, relie un nombre croissant d’institutions financières en Asie, en Europe et en Afrique. La Russie, de son côté, a mis en place le SPFS, destiné à contourner les sanctions occidentales.
Les matières premières à l’avant-garde
La dédollarisation s’observe aussi sur les marchés des matières premières, où une part croissante des échanges s’effectue dans d’autres devises. Sous l’effet des sanctions, la Russie vend désormais son pétrole à l’Inde, à la Chine ou à la Turquie en monnaies locales.
L’Arabie saoudite envisage même d’ajouter des contrats en yuans à sa grille de fixation des prix du pétrole. Certaines entreprises indiennes paient déjà leurs importations de charbon russe en yuans, sans intermédiaire chinois.
Selon Natasha Kaneva (J.P. Morgan), cette évolution profite aux pays émergents – Inde, Chine, Brésil, Thaïlande, Indonésie – qui achètent leurs matières premières à prix réduit et les paient dans leur propre devise.
L’or, nouvel actif refuge des banques centrales
La tendance à la dédollarisation se manifeste aussi dans les réserves de change, avec une demande accrue d’or. Les banques centrales de Chine, de Russie et de Turquie ont massivement renforcé leurs achats au cours de la dernière décennie.
La part de l’or dans les réserves des pays émergents a ainsi doublé en dix ans, passant de 4% à 9%, tandis qu’elle atteint environ 20% dans les économies développées. Cette ruée vers l’or a contribué à soutenir la flambée actuelle de son prix.
Une marche arrière est-elle possible?
Une «redollarisation» complète paraît improbable. Si des pauses peuvent survenir, la diversification monétaire s’impose désormais comme une stratégie de souveraineté.
Pour les pays fortement dollarisés, la sortie du système reste risquée: elle doit être graduelle et accompagnée de réformes structurelles.
À terme, cette recomposition pourrait redistribuer les rapports de force économiques mondiaux. Selon une étude de J.P. Morgan publiée en juillet 2025, c’est d’ailleurs l’économie américaine qui pourrait en ressentir le plus les effets, via une dépréciation du dollar et une moindre performance de ses actifs financiers face au reste du monde.
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