Le scandale SHEIN, éclaté autour de la vente en ligne de poupées à caractère pédopornographique, a révélé l’ampleur d’un malaise sociétal bien plus profond que l’indignation légitime qu’il suscite. Derrière l’horreur manifeste, il s’agit de comprendre ce que dit la pédopornographie de notre époque, à la lumière de la psychanalyse et de l’effacement progressif des frontières entre éthique, désir et marchandisation.
Le mot de pédopornographie soulève, le plus souvent, l’indignation ou la condamnation. Dans cet article, nous vous invitons à étudier ce phénomène un peu plus en profondeur, à réfléchir ensemble à ce qui se cache sous ce vocable, à aller au-delà de l’abomination manifeste. Il s’agit, en fait, de rendre pensable ce que l’horreur rend d’ordinaire indicible, pour ne pas laisser le silence faire retour sous forme d’aveuglement ou de fascination.
Dès l’origine, S. Freud a établi que la sexualité humaine, dès l’origine, s’inscrit dans un champ balisé par l’interdit, celui de l’inceste et du meurtre, interdit qui fonde la culture et la subjectivité. Mais cet interdit, loin de simplement réprimer le désir, en structure les voies. Il trace la frontière entre le possible et l’impossible, et c’est sur cette frontière que s’élève le fantasme.
Dans son surgissement contemporain, la pornographie ne saurait se comprendre hors de cette dynamique. Elle occupe le lieu même de la transgression radicale de l’interdit fondamental, celui qui protège l’enfant de l’irruption du désir adulte. En ce sens, elle n’est pas seulement un symptôme de société, elle est la manifestation aiguë d’un rapport défaillant au tabou, là où la Loi, incarnée par le tiers, vacille ou faillit.
La sexualité infantile existe, elle n’est pas une singularité imposée de l’extérieur, mais une donnée constitutive de la psyché, organisée autour de stades, de fantasmes, de désirs qui trouvent à se résoudre, pour peu que la fonction parentale et, à travers elle, la Loi symbolique, fasse son œuvre. L’enfant, dans sa position originaire, est porteur de désirs polymorphes, mais c’est à l’adulte de soutenir la séparation, d’assurer la limite, de ne pas faire retour à l’enfant de sa propre part de désir. La pédopornographie, à cet égard, signe le collapsus de cette fonction. C’est l’adulte qui, refusant sa position symbolique, cherche dans l’enfant l’objet de sa propre jouissance, au mépris de la structure du désir et de la temporalité subjective.
Avec l’avènement du numérique, ce n’est plus seulement l’acte qui est en cause, mais la prolifération sans précédent des images. D. Winnicott, qui a si finement analysé la place du regard maternel dans la constitution du self, nous met en garde contre ce que l’on pourrait appeler l’invasion du regard. L’enfant, pour se construire, a besoin de la bienveillance d’un regard qui le soutient, qui accueille sa créativité sans l’envahir, sans le figer. Or, dans la pédopornographie, l’enfant devient pur objet, captif d’une pulsion scopique qui ne reconnaît ni son altérité, ni sa vulnérabilité, mais le réduit à une image consommable, échangeable, détruisant ainsi la possibilité même d’une subjectivation.
La photographie, la vidéo, l’archivage numérique des corps juvéniles, tout ici dit l’effraction, la négation de l’intime, la confiscation de l’espace de jeu, d’erreur, de secret, ce « droit au jardin secret » que Winnicott jugeait indispensable à la construction du sujet. On ne saurait trop souligner à quel point la captation de l’image pédopornographique constitue une double violence, à l’endroit de l’enfant exposé, bien sûr, mais aussi à l’endroit du spectateur, de l’internaute qui se voit ainsi contaminé par la jouissance mortifère de quelques-uns.
j. Lacan, de son côté, nous enseigne que le désir humain est toujours médiatisé par le regard de l’Autre, L’objet du désir n’est jamais simplement présent, il est pris dans une chaîne de signifiants, dans un jeu de refoulement et de dévoilement. Dans la consommation pédopornographique, c’est la chute radicale du voile, il n’y a plus d’espace symbolique, plus de médiation, plus d’écart. L’image enfantine, au lieu de susciter la tendresse et la protection, est livrée à la voracité d’un désir qui ne veut rien savoir de la castration, du manque, du non-savoir qui fonde la relation humaine.
À vouloir tout voir, tout posséder, le sujet pédopornographique fait effraction dans la zone la plus sacrée de l’humain, celle où l’enfant, du fait de son immaturité, ne peut consentir, ne peut comprendre, ne peut participer au désir adulte sans être détruit dans son élan vital. Ce n’est pas un hasard si, dans le langage courant, on parle de « voler l’innocence ». Il s’agit d’une prédation sur ce qui, chez l’enfant, n’appartient à personne, ni à ses parents, ni à la société, ni à l’État. L’adulte pédopornographique, loin d’être seulement «malade» ou «déviant», selon les catégorisations, est d’abord celui qui a renoncé à son propre statut de sujet pour se faire pur consommateur d’objets, soumis à la logique pulsionnelle la plus dévastatrice.
S. Freud a révélé le rôle de la pulsion de mort, cette tendance qui habite chacun à vouloir abolir la différence, à détruire la loi, à faire taire le manque au prix de la destruction de l’objet même du désir. La pédopornographie n’est rien d’autre que cette jouissance sans limite, sans frein, où l’autre n’est plus sujet, mais chose, où la séparation radicale entre les générations, fondement même de la culture, est niée dans l’instantanéité de la consommation.
Mais il n’est pas suffisant de condamner les pédopornographes. Il faut savoir ce que leur existence nous dit de notre société. La prolifération des images, la marchandisation du corps, la dissociation croissante entre le monde virtuel et la présence réelle, tout cela participe de la facilité avec laquelle l’enfant peut devenir objet, exposé à la violence d’un regard démultiplié. Le malaise ici est d’autant plus aigu que la société du spectacle, pour reprendre Guy Debord, fait de l’image non plus un reflet, mais une arme, un fétiche, une marchandise. La pédopornographie, à cet égard, est à la fois un crime privé et un symptôme public, un secret de famille et une affaire mondiale, un effondrement du lien symbolique et une démonstration de la puissance du lien numérique.
L’enfant victime, quant à lui, est condamné au silence, à la honte, à la difficulté de dire l’indicible. La honte n’est pas simplement un sentiment, c’est une défense contre la fragmentation, une tentative désespérée de sauver ce qui peut l’être d’un moi malmené. Or, dans la pédopornographie, la honte devient abysse, elle empêche la parole, interdit la demande, exile le sujet dans une solitude radicale où il n’est ni entendu, ni compris, ni cru.
Ce silence, ce non-dit, ce refoulé collectif, voilà sans doute le plus grand danger pour la société, pour chacun. Car affronter la pédopornographie, c’est affronter notre propre difficulté à regarder en face ce qui fait tache, ce qui effraie, ce qui renvoie à la fragilité des limites et à la nécessité d’un tiers protecteur, d’une Loi ferme. Non pas pour interdire par principe, mais pour garantir à chacun, et d’abord à l’enfant, la possibilité de devenir sujet de son désir.
La psychanalyse, en cela, peut dire quelque chose à la société contemporaine. Elle rappelle que l’enfant n’est pas un adulte miniature, que le désir ne se réduit pas à la jouissance, que la Loi est moins une contrainte qu’un abri, un lieu où chacun peut grandir sans craindre d’être dévoré par le regard ou la demande d’un autre, à la condition de la soumission de chacun à cette Loi.


Commentaires