Jordanie, 23 avril 2025. Quelques jours après la révélation par le gouvernement d’un complot présumé menaçant la sécurité nationale, orchestré par un groupe lié aux Frères musulmans, le ministère de l’Intérieur interdit officiellement les activités fréristes sur le territoire jordanien.
Le contexte de cet événement est alors particulièrement tendu. À l’ouest du royaume, la guerre Israël-Hamas fait rage, et une large partie de la population du royaume hachémite exprime sa désapprobation de la position du gouvernement envers Israël, jugée trop conciliante. Et si aucune preuve directe n’est alors établie, un groupe est soupçonné d’un lien indirect avec le complot, en raison de ses liens avec les Frères musulmans : le Hamas.
Souvent présenté comme une émanation directe de la confrérie, le groupe islamiste palestinien partage indéniablement ses fondements idéologiques. Mais il s’en distingue aussi par sa trajectoire propre, forgée dans le contexte spécifique du conflit israélo-palestinien. Entre héritage doctrinal, adaptations politiques et alliances régionales, le mouvement illustre la capacité de l’islam politique à se reconfigurer au gré des rapports de force et des réalités locales.
Filiation assumée
Fondé en 1987, au déclenchement de la première Intifada, à l’initiative de son fondateur, le cheikh Ahmed Yacine, qui sera par la suite tué par Israël en mars 2004, le Hamas — acronyme de Harakat al-Muqawama al-Islamiyya, Mouvement de résistance islamique — s’inscrit dès sa naissance dans la lignée idéologique des Frères musulmans, fondée en Égypte en 1928 par Hassan al-Banna.
Dans sa charte originelle de 1988, le Hamas se décrit explicitement comme « une branche des Frères musulmans en Palestine ». Il y expose sa vision d’un islam total, à la fois religion, système social et projet politique, qui ne reconnaît pas la séparation entre sphère spirituelle et temporelle.
Selon David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), « le Hamas est issu de la matrice des Frères, même si ce n’est pas directement la confrérie. Il s’est structuré dans les années 1970-1980 dans leur sillage avant d’émerger comme acteur propre en 1987 ».
Le mouvement reprend à son compte plusieurs piliers de la pensée frériste : l’idée d’une réforme morale et sociale préalable à tout changement politique, la centralité de la da‘wa (prédication) et la conviction que la libération nationale ne peut être dissociée d’une islamisation de la société.
Un islam politique nationalisé
Si le Hamas s’inspire des Frères musulmans, il s’en distingue rapidement par sa focalisation sur la lutte nationale palestinienne. Là où la confrérie égyptienne vise la transformation globale des sociétés musulmanes, le Hamas ancre son action dans un territoire et une cause : la résistance à l’occupation israélienne.
M. Rigoulet-Roze explique que le Hamas a « nationalisé leur lutte », afin de lui donner « un substrat qui ne soit pas uniquement islamisé ». Le mouvement ne veut pas être perçu comme une simple filiale idéologique, mais comme un acteur authentiquement palestinien, capable de parler au nom du peuple et non d’une seule mouvance religieuse.
Ce processus de « nationalisation de l’islam politique » s’accentue dans les années 2000, notamment avec une nouvelle charte publiée en 2017. Ce texte, qui remplace en partie celui de 1988, ne mentionne plus explicitement les Frères musulmans. Il reconnaît aussi, de manière inédite, la possibilité d’un État palestinien sur les frontières de 1967 — sans toutefois reconnaître Israël. Une évolution qui traduit la volonté de se montrer plus pragmatique, en évitant de s’aliéner les États arabes hostiles à la confrérie, comme l’Égypte ou les Émirats arabes unis.
Appartenance à une mouvance transnationale
Malgré cette « nationalisation », le Hamas reste ancré dans une matrice idéologique transnationale. Pour M. Rigoulet-Roze, « dans la logique frériste, il y a une projection au-delà de la notion d’État national, avec l’idée d’un vaste ensemble islamiste régional ». Cette perspective envisage la victoire du Hamas comme une étape d’un processus plus large : celui d’un renouveau islamiste global.
Le mouvement a donc toujours entretenu des liens avec les réseaux fréristes internationaux. Le Qatar, principal parrain des Frères musulmans, lui a fourni un soutien financier et diplomatique constant. La Turquie, dirigée par Recep Tayyip Erdogan, se présente quant à elle comme son protecteur politique. Ces alliances traduisent une solidarité idéologique autant qu’un pragmatisme stratégique.
« Le Qatar a été un sponsor financier et médiatique du Hamas, tandis que la Turquie joue un rôle de soutien diplomatique et politique », résume le chercheur. Ces appuis permettent au mouvement de survivre malgré l’isolement régional imposé par ses adversaires arabes.
Entre fidélité doctrinale et contraintes du réel
Sur le terrain, cette filiation idéologique n’empêche pas le Hamas d’agir en fonction de considérations très pragmatiques. Le mouvement exerce depuis 2007 le pouvoir dans la bande de Gaza, où il doit gérer une administration, assurer des services publics et répondre à la détresse quotidienne de deux millions d’habitants soumis à un blocus sévère et, au cours des deux dernières années, à une guerre totale.
Cette réalité oblige le Hamas à concilier son discours religieux et les impératifs politiques et économiques. « Le Hamas est à la fois un acteur idéologique et un acteur de pouvoir », note Rigoulet-Roze. « Il doit composer avec les réalités locales, tout en restant fidèle à un cadre doctrinal hérité des Frères musulmans. »
Cette tension permanente se manifeste notamment dans les périodes de guerre. D’un côté, le Hamas cherche à incarner la résistance, fidèle à l’imaginaire du martyr. De l’autre, il doit tenir compte d’une population épuisée, de plus en plus critique de son autoritarisme ou de ses choix militaires. « On pourrait penser que le Hamas est détesté, mais les choses sont plus complexes », observe Rigoulet-Roze. « Il n’existe pas de sondage fiable, et dans un contexte moins dramatique, la fidélité populaire pourrait demeurer. »
Perceptions régionales et rapport au monde arabe
La place du Hamas dans le monde arabe illustre également l’ambivalence de la mouvance frériste. Les États qui combattent les Frères musulmans voient dans celui-ci une menace : l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, par exemple, considère le mouvement comme un relais de la confrérie égyptienne et l’a placé sur sa liste des organisations terroristes.
À l’inverse, le Qatar et la Turquie continuent de défendre le Hamas comme représentant légitime de la cause palestinienne. Ce clivage reproduit, à l’échelle régionale, les fractures du monde musulman autour de la question de l’islam politique.
M. Rigoulet-Roze souligne que « cette divergence est révélatrice d’un affrontement idéologique plus large entre le camp contre-révolutionnaire (Émirats, Égypte, Arabie saoudite) et les tenants d’un islam politique assumé (Qatar, Turquie) ».
Un équilibre instable
Plus de trente ans après sa création, le Hamas reste donc marqué par son héritage frériste, mais il a su adapter ce cadre à un contexte proprement palestinien. En combinant idéologie islamiste et stratégie nationaliste, le mouvement incarne une forme d’hybridation entre religion, politique et résistance.
Pour Rigoulet-Roze, cette flexibilité explique sa longévité : « Le Hamas est un mouvement idéologique, mais aussi profondément pragmatique. Il sait jouer sur plusieurs registres à la fois. »
Reste que cette double nature, islamiste et nationaliste, expose le mouvement à des contradictions internes et à des dilemmes stratégiques permanents. Entre fidélité à la doctrine des Frères musulmans et nécessité de gouverner une société sous siège, le Hamas avance sur une ligne de crête de plus en plus ténue.
Deux jours après le cessez-le-feu intervenu dans le cadre du plan proposé par le président américain Donald Trump, l’avenir du mouvement semble encore plus incertain : le texte prévoit à terme son désarmement et l’abandon du pouvoir, plaçant le Hamas face à un défi inédit pour sa survie politique.




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