La question déterminante demeure inchangée : les lois et les résolutions internationales ont-elles pour vocation première de protéger des constitutions et des frontières arbitraires, ou de sauvegarder la personne humaine, reconnue comme valeur absolue, ouverte à la transcendance ?
Très Saint-Père,
Notre Liban s’enfonce, année après année, dans un cercle sans fin de violences, d’effondrement économique et d’appauvrissement humain qui ne mènent que vers un interminable exode. Aucune bonne intention ni aucun discours pieux n’ont pu altérer cette réalité tragique. Peut-être avons-nous toujours placé l’idéal national au-dessus de l’homme ; peut-être avons-nous sacralisé la coexistence au point d’en oublier la valeur première de la vie humaine.
L’effacement de la diversité
Toutes les composantes libanaises ont atteint un seuil d’endurance où la fatigue devient désespoir. La jeunesse s’est dispersée sous d’autres cieux. Mais pour les chrétiens, il s’agit de bien plus que de souffrance et d’émigration : il s’agit de la disparition progressive et silencieuse d’une société entière.
Les slogans rassurants d’une classe dirigeante déconnectée ne peuvent plus masquer la douleur d’un peuple, ni ses revendications légitimes. Ce que réclame ce peuple, avant tout, c’est un changement profond de méthode et de cap.
Le laboratoire de coexistence est une valeur chrétienne indéniable qu’il ne s’agit pas d’abandonner. Ce sont cependant les modèles mis en place dans ce laboratoire qui ont lamentablement échoué, car la coexistence ne vit que dans la diversité. Or, l’uniformisation forcée, entreprise au nom d’une identité nationale unique, a supprimé cette diversité et donc trahi la coexistence dans son essence.
L’État libanais, dans son régime actuel, reconnaît sans équivoque la pluralité religieuse. Il nie farouchement, en revanche, toute diversité culturelle chez ses différentes composantes. Par la Constitution de Taëf, il a imposé une identité homogène, déterminé ce qu’est l’ami et l’ennemi, et figé le Libanais dans une hostilité permanente envers son voisin israélien. Cette politique a creusé l’abîme entre le pays légal et le pays réel, et isolé le Liban au point de l’éloigner durablement de la communauté internationale.
L’Église
C’est donc vers l’Église que se tourne cet appel, Sainteté.
Car c’est elle qui plaça explicitement l’homme au cœur de sa doctrine sociale, le définissant comme « être autonome, relationnel, ouvert à la transcendance ».
C’est elle qui, dans son encyclique Quadragesimo Anno, souligna l’importance du principe de subsidiarité et dénonça toute forme d’emprise des autorités d’ordre supérieur sur la liberté humaine. C’est encore elle qui, sous Jean-Paul II, a mis en garde contre toute tentative de dénaturation du principe de subsidiarité « au nom d'une prétendue démocratisation ou d’égalité de tous dans la société ».
C’est à l’Église que s’adresse cet appel, elle qui, dans son Compendium de 2004, a soulevé la question des droits inaliénables des minorités issues des dessins aléatoires des frontières. Elle leur a reconnu leur « droit de conserver leur culture, y compris leur langue, ainsi que leurs convictions religieuses ». Elle a été jusqu’à déclarer sans ambiguïté que ces « minorités peuvent être poussées à rechercher une plus grande autonomie ou même leur indépendance ».
Le droit international
La communauté internationale, qui reconnaît le droit à l’autodétermination, n’agit qu’en cas de crise humanitaire majeure. Mais qui décrèterait l’existence d’une telle crise ? Car, si l’émigration des chrétiens du Levant a atteint les proportions d’une véritable extinction, leur leadership ne semble pas être particulièrement conscient de la tragédie. Les mécanismes légaux censés porter leur voix restent muets, aucune revendication structurée ne se lève pour proposer un changement de régime ou d’orientation nationale.
À ce problème de la représentativité s’ajoute l’ambiguïté conceptuelle du droit international qui, tout en reconnaissant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, peine à définir la notion de peuple ou d’ethnie. Est-ce des critères d’ordre culturel, religieux, linguistique ou autre ? Dans ce flou, la défense d’une identité culturelle menacée se voit souvent assimilée – injustement – à une forme de xénophobie ou de suprémacisme, même lorsque le groupe en question est en voie d’effacement total sur ses terres natales.
C’est d’un changement de régime que le Liban multiculturel a besoin et non de rafistolage au sein d’un système déjà sclérosé par ses propres contradictions et gangréné par une corruption inhérente. En limitant volontairement la décentralisation au seul domaine administratif, la Constitution de Taëf a condamné toute possibilité de développement économique ou culturel authentique.
L’intégrité nationale
Le droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes fut voté par l’Assemblée générale de l’ONU en 1952, dans la résolution 637 (VII). L’Assemblée consacra également, en 1966, dans le Pacte sur les droits civils et politiques, le droit des peuples, de manière explicite, leur garantissant la liberté de déterminer leur statut politique ainsi que leur « développement économique, social et culturel ».
Certes, la résolution 2625 (XXV), adoptée en 1970 par l’Assemblée générale de l’ONU, stipule que le droit à l’autodétermination ne peut justifier la sécession portant atteinte à l’intégrité territoriale des États souverains et indépendants. Cette intégrité est garantie par la résolution 1514 (XV) de 1960 qui condamne fermement « toute tentative visant à la détruire partiellement ou totalement ». Ces deux résolutions furent néanmoins sérieusement remises en question par la reconnaissance internationale de l’indépendance de l’Érythrée et par le démembrement de la Yougoslavie.
Il est toutefois fondamental de préciser que le régime fédéral, qui traduit en politique le principe de subsidiarité préconisé par l’Église, permet justement de fédérer et donc d’empêcher la décomposition des nations. Ce régime fédérerait les différentes composantes libanaises dans le plein respect de leur diversité, maintenant l’harmonie et la loyauté mutuelle.
Très Saint-Père,
À la lumière de la mission universelle que Notre Seigneur Jésus-Christ confie à Votre ministère, une question s’impose avec gravité mais aussi avec espérance : le but ultime des lois et des résolutions internationales a-t-il pour vocation première de protéger les constitutions et les dessins arbitraires des frontières, ou de sauvegarder la personne humaine reconnue comme valeur absolue, ouverte à la transcendance ?




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