Camus et «L’Étranger»: de l’absurdité des êtres et du monde
Albert Camus - Affiche officielle du film «L’Étranger» de François Ozon. ©Ici Beyrouth

L’Étranger d’Albert Camus adapté au cinéma par François Ozon attire le public dans les salles en France. Les avis s’enchaînent et les critiques se prononcent. Retour sur un mythe de Camus et établissement d’un parallélisme entre roman et œuvre cinématographique.  

«Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.» 

C’est avec cette même Insoutenable légèreté de l’être évoquée par Kundera, qu’Albert Camus écrit ses premières phrases de L’Étranger, publié en 1938. Son pouvoir des mots éclate de toute sa puissance face à des yeux incrédules, incompréhensibles et obtus. C’est pourtant pour ses mots que Camus est récompensé du prix Nobel de la littérature en 1957, dans ce même monde absurde qu’il dépeint. Le prix Nobel lui est décerné pour l’ensemble de ses œuvres, «pour sa production littéraire importante, qui, par un sérieux lucide, éclaire les problèmes de la conscience humaine de notre temps».

«Au début de ma détention, pourtant, ce qui a été le plus dur, c'est que j'avais des pensées d'homme libre», écrit Camus. Pour lui, sans révolte, l’homme n’est pas. Et pourtant, c’est de cette même révolte intérieure que naissent les actions de son anti-héros. C’est par ses actions insondables qu’il commet un crime contre un tiers, à l’encontre d’un monde injuste, contre la justice elle-même. C’est pour ce crime même qu’il sera condamné. L’absurde crée l’absurde. L’injustice crée une ombre injuste, loin de la Justice à laquelle aspire Platon. Là, tout n’est que Laid, Mensonge, et Mal.

Un homme blessé, meurtri par l’absurdité de la vie, confronté à l’ombre de la justice ici-bas, se résume en un mot: criminel. En toute prise de conscience et de manière préméditée, il a bel et bien assassiné un homme. On se retrouve face à la terreur de l’exécution capitale, dans l’attente latente et angoissante de la mort - et que de morts quotidiennes et intérieures! -. Un homme attend l’exécution de son verdict. Un seul homme parmi des milliers d’autres « humains » affairés, centrés sur les détails mesquins du quotidien, recentrés sur eux-mêmes, leurs petites victoires, leurs grands jugements. Au milieu de cette foule incandescente, sous le même soleil, un seul homme attend le face à face avec la mort. Il n’est pas de la même trempe que ses soi-disant semblables ou supérieurs. Il ne sait pas mentir. Il ne peut pas pleurer. Il tue un homme, sans trop savoir pourquoi. Parce qu’il fait beau. Parce qu’il a chaud.

Quelle cause, quelle clause, justifierait-elle une injustice? 

Mais ainsi va le monde.

«Tout acte injuste, même commis pour une cause juste, porte en lui sa malédiction» attestait dans le temps Enguerrand de Marigny, ministre du roi Philippe IV le Bel, condamné par Louis X le Hutin. Enguerrand avait refusé de se défendre face à un tribunal où l’accusateur principal n’était autre que son propre frère cadet. Ainsi va donc la vie, dans les romans comme dans l’Histoire, jusque dans les petites histoires de tous les jours.

Dans L’Étranger, cet homme qui attend le verdict final est prisonnier d’un jugement banal et quotidien, dans l'aberration d’une existence dépourvue de sens. Au sein de cette absurdité intrinsèque à la vie, à la naissance et à la mort, Meursault est indifférent. Peut-être aurait-il perçu l’absurdité et la froideur du monde et l’égocentrisme de l’être. Son indifférence est acceptation. L’acceptation rendrait-elle libre?

Meursault demeurera étranger. Étranger à la vie dépourvue de sens, à l’absurdité de l’éternel et du quotidien, étranger à lui-même face à des êtres absurdes et indifférents. Dans sa quête de sens vaine, il se heurte au silence du monde. Apathique, désabusé, il s’inscrit lui-même dans la philosophie de l’absurde d’Albert Camus, dans une «tendre indifférence au monde». Et comme l’a si bien décrit Spinoza, le monde continuera de tourner, et les plus gros poissons continueront de manger les petits. Effectivement, la puissance détermine le droit.

L’adaptation de L’Étranger d’Albert Camus par François Ozon, en salles, en France, a été saluée comme une «réussite majeure» par la plupart des critiques, parce que fidèle à l’esprit du roman, mais avec la réappropriation contemporaine du réalisateur. Les jeux d’ombre et de lumière permettent de dresser un parallélisme entre l’absurde du monde et la conscience du personnage. La mer et le soleil reflètent l’ambiance méditerranéenne d’Alger. L’acteur principal, Benjamin Voisin, se prête au jeu du minimalisme et son intériorité - le réalisateur ayant supprimé la voix off - est frappante à l’écran. Le film s’éloigne esthétiquement de l’écriture épurée de Camus. Il saupoudre le texte d’une touche sensorielle, avec une maîtrise raffinée du noir et blanc, nous sortant de la tension philosophique de l’absurde dans le roman et créant une perception différente du personnage. François Ozon demeure dans son scénario cependant le plus proche possible au texte de l’auteur.

Autre prise de position d’adaptation discutable: le film développe, par le biais des personnages secondaires, le contexte historique, les enjeux coloniaux France-Algérie, l’identité arabe de l’homme tué, et la dimension éthique et sociale. Elle se veut précise et explicative, là où l’écriture de Camus transcende la politique, le social, l’identité, et demeure ingénieusement universelle.

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