En Syrie, la rose de Damas résiste à l’oubli : derrière le parfum envoûtant, c’est l’histoire d’un pays blessé qui s’accroche à sa mémoire et à ses rites, entre renaissance fragile, héritage menacé et quête éperdue de sens.
Au sud de Damas, chaque printemps ramène le parfum entêtant que la guerre n’a pas su effacer. Dans les champs d’Al-Marah, le miracle se répète : la rose de Damas refleurit, obstinée. Comme chaque année, le rituel immuable du renouveau ranime l’espérance, et Roula Ali-Adeeb arpente ses allées de rosiers, recueillant chaque fleur comme on arrache une victoire à la nuit.
La Syrie, pays de la rose et du sang mêlés, ne cesse de ressusciter ses symboles. Dans un monde en quête de racines, la Rosa damascena, «reine des roses» chantée par les poètes, précieuse aux parfumeurs comme aux confiseurs, résiste à l’érosion du temps et aux ravages de la violence. Son destin est à l’image de ce pays: brisé mais indéracinable. Comment la rose, emblème millénaire, parvient-elle à traverser l’épreuve d’une guerre qui a tout dévasté, et à réancrer, par sa simple persistance, l’identité plurielle et l’espérance de tout un peuple?
Il faut entendre le «clic, clic, clic» matinal des mains gantées, cueillant les 30 pétales fragiles d’une rose damascène, pour comprendre ce que la paix signifie à l’échelle du quotidien syrien. Treize années de conflit, 528 000 morts, 5,3 millions d’exilés: sur ce terreau de deuil, les champs de Roula Ali-Adeeb, fondatrice de BioCham, ont été tour à tour abandonnés, bombardés, puis reconquis par la patience. «Quand le silence règne dans mes champs au petit matin, j’adore entendre ce “clic” des roses que l’on cueille», confie-t-elle, savourant l’apaisement arraché au chaos.
Entre 2013 et 2017, la rose de Damas s’est tue: impossible pour Roula, retranchée à Damas, d’accéder à ses terres situées pile sur une ligne de front incertaine, où l’armée du régime faisait face aux factions rebelles. Les rosiers, eux, recueillaient les éclats d’obus. Lorsque le régime d’Assad s’est effondré, le 8 décembre 2024, c’est la stupeur qui l’a emporté: «La base militaire voisine s’est vidée d’un coup», raconte Roula. Face à l’avancée rebelle, les soldats du régime ont fui, abandonnant l’uniforme, tandis que la patronne de BioCham cachait sa production, évacuant ordinateurs et distillateurs, pour sauver ce qui pouvait l’être. Ce mélange d’instinct de survie et d’attachement viscéral à la terre, Roula en a fait une philosophie de vie: «Je soigne mes rosiers comme on veille une mémoire familiale, contre tout ce qui menace l’oubli.»
Deux fois plus chère qu’avant la guerre
Ailleurs, près d’Alep, dans la rumeur du souk Al-Hal, la rose se vend au kilo, deux fois plus cher qu’avant la guerre, mais toujours prisée pour la confiture, les sirops et les infusions. Oussama Zeino, cultivateur à Al-Nayrab, se souvient des années de pénurie, des taxes exorbitantes aux checkpoints, du manque de saisonniers. Mais il replante, lui aussi. Les traditions persistent, têtues: «Quand nous avions mal à l’estomac, ma mère nous faisait boire de l’eau de rose», raconte Asia, cueilleuse. La rose de Damas n’est pas un simple produit, elle est le fil sensible d’une identité collective.
Cette fleur, fragile et puissante, irrigue aussi la mémoire spirituelle et le rituel social. À Maaloula, elle orne l’autel d’un monastère chrétien. À Jérusalem, Saladin avait exigé qu’elle purifie la mosquée Al-Aqsa. D’un village à l’autre, d’une confession à l’autre, la Rosa damascena traverse les fractures syriennes, transcendant divisions et appartenances.
Pourtant, la résilience ne suffit pas toujours. À Al-Marah, berceau symbolique de la rose, le passé flamboyant s’est effrité. La fondation Al-Bitar, qui avait fait de ce village une vitrine mondiale, est aujourd’hui exsangue. Le festival du printemps n’a pas eu lieu en 2025. L’eau se fait rare, l’essence nécessaire à l’irrigation est hors de prix, et seuls 200 cultivateurs subsistent contre 1 000 avant la guerre. Les récoltes se sont effondrées, passant de 200 à 40 tonnes en quelques années. Ici, trois habitants sur quatre dépendent désormais de l’aide humanitaire. Les pétales cueillis ne suffisent plus à produire l’huile essentielle, ce «liquide d’or» vendu jusqu’à 34 000 dollars le litre, fleuron autrefois de la parfumerie syrienne.
Mais il serait naïf d’oublier à quel point la rose de Damas, patrimoine culturel inscrit à l’Unesco, a été instrumentalisée par le régime déchu. Durant les années fastes, Asma al-Assad, première dame aux allures d’icône occidentale, se plaisait à poser au milieu des roseraies, drapée dans la symbolique d’une Syrie éternelle: «rose du désert», disait d’elle un magazine de mode trop complaisant, pendant que l’arrière-plan du pays sombrait dans l’horreur, les prisons et la censure. Le Trust for Development, puissant bras philanthropique d’Asma, avait transformé la rose en outil de communication: vitrines cosmétiques, festivals, projets architecturaux jamais achevés… Un «soft power» parfumé dissimulant à peine la brutalité du pouvoir.
Une rose à préserver pour la mémoire
La chute de Bachar al-Assad, célébrée à juste titre par les victimes de la dictature, a certes ouvert une nouvelle page. mais le réel, un an après, reste âpre et complexe. La guerre a laissé un pays épuisé, des structures désarticulées, une filière de la rose orpheline de ses réseaux et exposée à la loi du plus fort. Le printemps syrien, pas plus que la rose, ne s’offre sans résistance ni amertume.
L’histoire de la rose épouse celle des convulsions du pays. La famille Hliwa, près de Daraya, s’est tournée vers la sultani, une variété plus productive, importée d’Arabie saoudite. Les rendements explosent – 700 kilos par hectare contre 100 pour la damascène –, mais la qualité, elle, s’étiole. Un frère est mort en prison, la prospérité familiale confisquée, puis lentement reconstituée. «On nous vole même des tiges pour les bouturer !», ironise Aissan Hliwa. Mais le gain à court terme menace l’avenir: «La sultani pourrait remplacer la Rosa damascena, regrette Mowaffaq Jabbour, chercheur à Damas. Or, la damascène est plus résistante aux sécheresses, mieux adaptée à notre climat.»
La rose de Damas, comme le pays qui la porte, demeure vulnérable aux aléas du temps et du marché. Sécheresse, vent, raréfaction de la main-d’œuvre – la guerre a vidé la campagne, la jeunesse est partie ailleurs. Les pétales se font plus rares, les rêves de prospérité s’étiolent. «J’ai récolté cinq tonnes cette année, j’en attendais huit», soupire Roula Ali Adeeb, contrainte de privilégier l’eau de rose à l’huile essentielle, moins prestigieuse mais plus accessible.
«Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir», écrivait l’historien Pierre Nora. Le parfum de la rose n’efface pas les blessures du pays, il les porte à la mémoire. Tant que subsistera le «clic» matinal des cueilleuses dans les champs de Qalamoun, la Syrie gardera, contre toute fatalité, le goût du possible.
Les propos rapportés dans cet article sont issus d’entretiens et de reportages publiés entre 2019 et 2025 dans les médias suivants : Le Monde, AFP, France 24, The Guardian, The National, Unesco, entre autres.




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