Tempêtes au Liban : pourquoi on les baptise, pourquoi on les redoute, pourquoi on les attend
Foudre sur la ville de Beyrouth, Liban ©hammer.photo / Shutterstock

Muni de son anorak et abrité sous un parapluie, Ici Beyrouth est allé voir ce que cachent vraiment nos tempêtes. Dans un pays où l’on a quatre saisons et des ressources hydriques théoriquement abondantes, chaque tempête réveille la même rengaine : routes transformées en rivières, chaos sur les réseaux sociaux, questions sur la gestion de l’eau… et curiosité autour de ces tempêtes qui portent depuis quelques années des prénoms.

Adam, Farah, Norma, Zeina, Yohan, Oscar… Au Liban, les tempêtes de l’hiver ont pris des allures de personnages. Elles surgissent sur les cartes météo, défilent dans les bandeaux télé et envahissent les stories Instagram, comme si l’hiver avait, lui aussi, son casting.
Pourtant, derrière le folklore des prénoms et les débats sur “la tempête de trop”, se cache une réalité beaucoup plus sérieuse : ces épisodes venteux et pluvieux jouent un rôle clé dans notre réserve d’eau, pour notre santé et dans la vie des agriculteurs. Et depuis quelques années, leur baptême obéit à des critères bien précis, définis par le service de météorologie de l’aéroport international de Beyrouth.

Marc Wehaïbé, directeur du Département de météorologie de l’aéroport de Beyrouth, l’explique en exclusivité à Ici Beyrouth : “Donner un nom n’est pas un gadget médiatique. C’est un outil pour mieux informer le public quand un épisode sort vraiment de l’ordinaire.”

Un pays riche en eau… mais pauvre en stockage

Le Liban n’est pas un désert. C’est même l’un des rares pays de la région à bénéficier, sur le papier, d’importantes ressources en eau douce. Pluie hivernale, neige sur les montagnes, sources naturelles : la nature a été généreuse.
Mais, à chaque épisode pluvieux, la scène se répète : chaussées crevassées transformées en torrents bruns, voitures à moitié submergées, embouteillages monstres, vidéos virales de rues devenues rivières. Et, quelques mois plus tard, en plein été, les mêmes quartiers se battent pour remplir leurs citernes et composent avec les coupures de la compagnie des eaux.

La question qui revient alors, dans les cafés comme sur les réseaux : où va toute cette eau ?
La réponse tient moins à la météo qu’à la gestion. Faible capacité de stockage, barrages insuffisants ou mal entretenus, réseaux de distribution qui fuient, urbanisation chaotique qui empêche l’infiltration dans les nappes phréatiques : la pluie tombe, mais elle n’est ni captée ni valorisée comme elle le devrait.

Pour les spécialistes de l’eau, les tempêtes hivernales représentent pourtant une manne. Quand elles s’étalent sur plusieurs jours, avec des intensités variables, elles rechargent les nappes, alimentent les sources, remplissent les réservoirs naturels. À condition de ne pas se transformer en déluges brutaux qui lessivent les sols, érodent les flancs de montagne et disparaissent trop vite vers la mer.

Quand la pluie nettoie l’air… et fait tousser les enfants

Sur la santé, l’arrivée d’une grande tempête raconte une histoire à deux faces.
D’un côté, la pluie agit comme une gigantesque douche atmosphérique. En tombant, les gouttes entraînent avec elles poussières, particules fines, pollens, spores de moisissures. L’air devient plus frais, plus “respirable”. Les personnes allergiques aux pollens ou aux poussières domestiques ressentent souvent un répit : moins de crises d’éternuements, moins de démangeaisons oculaires, moins de gêne respiratoire.

De l’autre, l’hiver reste la saison des virus. Froid, humidité, logements mal isolés où l’on se serre les uns contre les autres, fenêtres fermées dans les écoles et les bureaux : toutes les conditions sont réunies pour que les infections respiratoires circulent plus vite. Grippe, bronchiolite, rhinopharyngites, Covid et consorts profitent de ces périodes où l’on vit davantage en intérieur.

Les médecins le constatent chaque année : les grandes vagues de pluie coïncident parfois avec des pics d’encombrement dans les salles d’attente. Non pas à cause de la pluie en elle-même, mais parce qu’elle accompagne un refroidissement brutal de l’air, des changements de température mal gérés et une promiscuité accrue.
En résumé, la tempête peut faire du bien aux bronches en nettoyant l’atmosphère, tout en remplissant les cabinets de pédiatrie et de médecine générale.

Les agriculteurs, eux, attendent “la bonne pluie”

Sur les hauteurs de la Békaa, dans les vergers du Metn ou sur les collines du Sud, les agriculteurs scrutent le ciel avec une autre grille de lecture. Pour eux, la pluie n’est ni un simple décor ni un sujet de conversation : c’est la condition de survie de leurs cultures.

Ils attendent l’eau “à la bonne heure”. Trop tôt dans la saison, des précipitations abondantes peuvent perturber certaines floraisons ou favoriser le développement de maladies fongiques. Trop tard, elles risquent de provoquer des dégâts au moment critique de la récolte, en faisant éclater les fruits ou en pourrissant des productions prêtes à être ramassées.
À cela s’ajoute la hantise des grêlons, qui, en quelques minutes, peuvent anéantir des mois de travail sur la vigne, les agrumes ou les arbres fruitiers.

Le scénario idéal ? Une succession de dépressions modérées, bien réparties entre l’automne et le printemps, laissant aux sols le temps d’absorber l’eau, aux réservoirs de se remplir et aux cultures de s’adapter. Les tempêtes violentes, elles, sont redoutées : elles inondent, arrachent, écrasent. Mais même ces épisodes extrêmes, lorsqu’ils restent rares, participent à recharger un cycle hydrique mal exploité par les pouvoirs publics.

Pourquoi donner des prénoms aux tempêtes ?

Au niveau international, ce sont d’abord les cyclones tropicaux qui ont été baptisés. Les météorologues se sont rendu compte qu’un prénom court, facilement mémorisable, était beaucoup plus efficace qu’une série de chiffres ou de coordonnées pour avertir le grand public. Progressivement, des listes officielles ont été établies sous l’égide d’organismes scientifiques.
“Les listes actuelles, explique Marc Wehaïbé, mélangent des prénoms masculins et féminins, choisis bien avant la saison. On suit l’ordre alphabétique, et on alterne les genres par souci d’équilibre. L’idée est d’éviter que les catastrophes soient associées uniquement à des noms de femmes, comme ce fut le cas par le passé.”

Historiquement, rappelle-t-il, ce sont les marins qui, les premiers, ont donné des noms aux ouragans, souvent en reprenant ceux de leurs proches restés à terre, par nostalgie. D’où l’impression tenace, encore aujourd’hui, que les tempêtes “portent surtout des prénoms féminins”.

Le cas libanais : des critères bien précis, une liste qui commence par Z

Et le Liban dans tout ça ?
“Pendant longtemps, ici, nous ne donnions pas de noms aux tempêtes”, raconte Marc Wehaïbé. “ Puis, peu à peu, des institutions et même des particuliers se sont mis à le faire, chacun à sa manière. On s’est retrouvé avec une même dépression qui portait plusieurs noms selon les médias. Pour la population, c’était incompréhensible.”

Pour mettre un peu d’ordre dans ce brouhaha, le Département de météorologie de l’aéroport de Beyrouth a décidé d’établir sa propre liste de prénoms et des critères clairs.
“Nous ne baptisons pas l’hiver, ni chaque perturbation, insiste Wehaïbé. Une tempête ne reçoit un nom que si deux conditions sont réunies : des rafales de vent qui dépassent les 90 km/h et de la neige qui descend sous les 1 000 mètres d’altitude. Dans le contexte libanais, ce sont des signaux d’alerte : arbres susceptibles d’être déracinés, panneaux publicitaires qui peuvent s’envoler, circulation paralysée, routes de montagne coupées, écoles fermées.”

Autre particularité : la liste libanaise commence par la lettre Z. “La première tempête à laquelle nous avons officiellement donné un prénom s’appelait Zeina”, explique-t-il. “Nous avons donc décidé de remonter ensuite l’alphabet, sans vraiment faire une alternance entre un prénom masculin et un prénom féminin.”
Selon lui, seul le service de météorologie de l’aéroport a la légitimité pour attribuer ces noms. “Nous ne le faisons ni pour le spectacle, ni pour les réseaux sociaux, mais pour uniformiser les messages de vigilance. Quand une tempête baptisée est annoncée, le public comprend immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un simple passage pluvieux.”

Entre peur, ironie et fascination

Sur les forums, dans les commentaires d’articles, les réactions restent contrastées. Certains voient dans ces prénoms un gadget ou une “blague”, rappelant que l’hiver a toujours existé au Liban et que nos parents ne s’arrêtaient pas de vivre pour quelques jours de vent et de pluie. D’autres soulignent que l’humanité a toujours personnifié les éléments : des vents de la mythologie grecque – Zéphyr, Borée, Euros, Notos – aux dieux des tempêtes de l’Égypte ou de la Phénicie antique.

En réalité, notre rapport aux tempêtes dit beaucoup de notre époque. Nous les redoutons pour leurs effets immédiats – routes inondées, coupures d’électricité, dégâts matériels – mais nous les attendons aussi pour ce qu’elles apportent : une eau dont nous manquons l’été, une atmosphère lavée de ses poussières, un hiver qui ressemble encore à un hiver.

Au fond, la vraie question n’est peut-être pas de savoir si la prochaine tempête s’appellera Zeina, Norma ou autrement. La vraie tempête à craindre, préviennent les spécialistes, ce n’est pas celle qui s’abat cette semaine sur nos toits : c’est celle des années où la pluie viendra moins, où la neige reculera, où le pays continuera de gaspiller les rares ressources qu’il possède.
D’ici là, à chaque fois que le ciel se couvre et que la météo annonce une tempête baptisée, le Liban pestera contre les embouteillages, tremblera pour ses balcons… et, malgré tout, jettera un œil reconnaissant vers ces nuages qui, une fois encore, viennent remplir des réserves que l’on ne sait pas toujours garder.

 

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