Depuis 2019, Mira El-Khalil construit avec discrétion un langage visuel profondément ancré dans les géographies émotionnelles de Beyrouth, son imaginaire et ses souvenirs. Sa pratique s’est d’abord articulée autour d’un sujet unique et inébranlable : l’hôtel Holiday Inn de Beyrouth, brûlé et marqué par la guerre, témoin monumental de la guerre civile libanaise et repère incontournable de la mémoire d’enfance de l’artiste. Pendant plusieurs années, elle a peint le bâtiment comme une figure isolée, un autoportrait architectural ; un lieu d’origine, porteur à la fois de l’appartenance et de sa fragilité.
Les œuvres réunies dans cette exposition révèlent aujourd’hui un basculement profond. Le Holiday Inn ne disparaît pas ; il s’intègre à un paysage psychologique élargi. Il passe du premier plan à l’arrière-plan, du site du trauma au mobilier de la mémoire, du symbole figé au participant actif. Le bâtiment se glisse désormais derrière des conversations, flotte au-dessus de jardins, repose près de tasses de café ou apparaît à la lisière de moments partagés.

Les peintures ne gravitent plus uniquement autour de l’histoire du bâtiment. Le Holiday Inn devient un élément d’un vocabulaire émotionnel plus vaste, façonné par la diaspora, l’amitié, la nostalgie et la quête d’intimité à distance. Les figures symboliques, imaginées ou inspirées de personnes réelles de la vie de Mira el-Khalil, occupent désormais le centre de la scène. Elles conversent, marchent ensemble, négocient l’espace, regardent vers l’extérieur ou vers l’intérieur, ou se retirent dans la contemplation. Les objets deviennent personnages ; les espaces retiennent la mémoire ; la mémoire devient scène.
Dans son univers, la tasse de café de sa mère peut dialoguer avec une façade meurtrie par la guerre. Une symbolique profondément personnelle, mais à la résonance collective.
Après plusieurs années à vivre et travailler entre le Royaume-Uni et l’Europe, et une immersion dans les foires d’art, musées, maisons de ventes et textures du marché de l’art occidental, la palette de l’artiste a connu une évolution marquée. Ses œuvres portent l’écho de multiples influences :
— David Hockney, dans les bleus insouciants, l’architecture baignée de soleil et la sérénité des scènes quotidiennes traitées comme des portails ;
— Joan Mitchell, dans le mouvement chromatique stratifié et les collisions électriques de couleurs ;
— René Magritte, dans les glissements poétiques entre réalité et symbole et l’autorité silencieuse des objets issus du rêve ;
— Henri Matisse, dans la liberté du geste et la sensualité de la matière picturale ;
— des artistes brésiliens tels que Manoel de Oliveira Monteiro, dans le sens du mouvement, les figures saisies en plein geste et la dynamique cinématographique subtile des scènes.
Parallèlement à ces influences européennes, l’œuvre d’El-Khalil demeure solidement ancrée dans l’héritage artistique libanais. La douceur expérimentale d’Aref el-Rayess, notamment son usage audacieux des roses dans le paysage, résonne dans ses ciels et ses façades. Le rythme architectural de Willy Aractingi apparaît comme l’un des plus proches parents de son univers visuel, créant un pont esthétique entre mémoire et reconstruction.
Ces influences ne sont jamais citées ; elles sont absorbées. Elles ont élargi la conception de la composition et du symbole chez Mira el-Khalil : placement des objets, assurance de la couleur, et liberté accordée aux éléments ordinaires — tables, coussins, plantes — pour porter le poids de la mémoire.
Les œuvres imprimées de l’artiste accueillent une autre influence majeure : la mode. Attentive aux fantasmes chromatiques de Miu Miu, Prada, et au spectacle ludique de collaborations telles que Louis Vuitton x Yayoi Kusama, Khalil transforme le bâtiment en objet de mode : motif, pattern, mémoire portable. La palette de la mode lui permet de réimaginer le Holiday Inn non comme une ruine, mais comme une entité vivante, évolutive et désirable — une leçon à ne pas ignorer.
La musique constitue peut-être l’influence non visuelle la plus forte de l’exposition. Les classiques arabes, tels que Fairuz avec Kifak Inta et Sanarji’a, offrent un vocabulaire de nostalgie, d’amitié et de tendresse qui façonne la manière dont elle peint les liens humains. Ces chansons sont elles-mêmes des lieux de rencontre pour la diaspora libanaise, rappelant des valeurs partagées : loyauté, partenariat, intimité à distance.
En contrepoint, la musique occidentale apporte une autre température émotionnelle : la douceur insouciante de Claudine Longet, l’optimisme entraînant de Build Me Up Buttercup des Foundations, ou la mélancolie rêveuse de Year of the Cat (1976) d’Al Stewart, infusent les scènes de nostalgie, de jeu et d’errance cinématographique.
Dans cette exposition, le Holiday Inn demeure un témoin constant, mais n’est plus l’unique protagoniste. Son monde s’est agrandi, réchauffé et peuplé. Ses peintures accueillent désormais des éclats de rire, des gestes d’attention, des secrets partagés, de douces confrontations, une complicité silencieuse et la force tranquille de la solitude. Le tout sous des ciels qui pourraient être Beyrouth, Londres, ou un lieu de l’imaginaire collectif.
À travers cette évolution, l’artiste souhaite transmettre un message clair : la mémoire ne nous fige pas ; elle voyage avec nous et se transforme à mesure que nous nous transformons. Et même les ruines — architecturales ou émotionnelles — peuvent devenir des lieux de connexion.
L’œuvre de Mira el-Khalil invite le public dans un monde où le passé n’est pas effacé mais recoloré ; où le trauma n’est ni nié ni idéalisé ; où les symboles de l’histoire coexistent avec la fantaisie de la mode, la tendresse de la musique et la beauté fragile des relations humaines.



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