Le 22 décembre, Jérusalem accueillait le dixième sommet trilatéral entre Israël, la Grèce et Chypre. Pendant que Benjamin Netanyahou, Kyriakos Mitsotakis et Nikos Christodoulides scellaient des accords significatifs, le Liban observait de loin une reconfiguration stratégique dont il s'est volontairement exclu.
Selon un rapport du Begin-Sadat Center for Strategic Studies (BESA), «les trois pays s'efforcent constamment d'élargir leur coopération, et le timing de cet événement récent est révélateur».
Cette marginalisation n'est pas sans conséquences : elle illustre comment l'instabilité politique et les choix géopolitiques peuvent transformer un pays méditerranéen en spectateur de son propre avenir.
Une alliance qui survit aux tempêtes
Ce dixième sommet intervient dans un contexte régional bouleversé. Depuis le neuvième sommet en septembre 2023 à Nicosie, Israël a mené des guerres multiples, dont une confrontation de 12 jours avec l'Iran en juin.
Pourtant, Athènes et Nicosie ont maintenu leur cap pragmatique. Comme le souligne le rapport du BESA, «l'approche pragmatique d'Athènes et de Nicosie envers Jérusalem pendant la guerre de Gaza et la guerre Israël-Iran a servi leurs intérêts nationaux».
Pendant la guerre Iran-Israël, les deux pays ont servi de hubs d'évacuation pour les civils israéliens, coordonnant l'opération «Safe Return» pour leur rapatriement. Cette solidarité s'est traduite en dividendes économiques concrets.
La Grèce finalise l'achat de 36 systèmes d'artillerie-roquettes PULS auprès d'Elbit pour 757,84 millions de dollars, budget approuvé par le Parlement grec. Chypre a déployé le système de défense aérienne Barak MX en septembre et négocie de nouveaux contrats pour sa Garde nationale.
Des exercices militaires conjoints sont prévus pour 2026, incluant des manœuvres entre Israël et la Crète permettant aux pilotes israéliens de s'entraîner au ravitaillement aérien sur des distances équivalentes à celle séparant Israël de l'installation nucléaire iranienne de Natanz.
Le gaz comme ciment géopolitique
Au-delà de la défense, l’énergie joue un rôle remarquable dans cette alliance. Selon une étude de l'Arab Center Washington DC sur le gaz et la géopolitique en Méditerranée orientale, l'Égypte détient 75,5 trillions de pieds cubes (Tcf) de réserves gazières, Israël 20,8 Tcf, et Chypre 12,7 Tcf. La production quotidienne israélienne atteint 2,1 milliards de pieds cubes, dont près de la moitié est exportée.
En août, Chevron et ses partenaires du champ Leviathan ont signé un accord de 35 milliards de dollars pour doubler les exportations vers l'Égypte, passant de 0,6 à 1,25 milliard de pieds cubes par jour.
Chypre s'apprête à entrer dans le jeu. Le champ Cronos, découvert par ENI et TotalEnergies avec des réserves estimées entre 4,5 et 5,5 Tcf, sera relié à l'Égypte d'ici 2027. La liaison gazière sous-marine proposée par Energean coûtera 400 millions de dollars et transportera 1 milliard de mètres cubes annuellement.
L'Égypte, avec ses deux terminaux de liquéfaction à Damietta et Idku (capacité combinée de 12,7 millions de tonnes par an), demeure, selon l'Arab Center Washington DC, «le seul hub d'exportation régional» vers l'Europe, position qu'elle conservera «jusqu'à ce qu'une capacité de pipeline soit construite ailleurs ou qu'une autre installation LNG régionale commence ses opérations».
Cette interdépendance énergétique a survécu aux conflits. Même pendant les guerres de Gaza et de l’Iran, les flux gaziers ont repris après des interruptions temporaires. Le gaz n'a certes pas résolu les conflits régionaux, mais il a créé des incitations économiques suffisamment puissantes pour maintenir la coopération malgré les turbulences.
Contrer la Turquie
Cependant, l'alliance Israël-Grèce-Chypre a évolué. Il y a 15 ans, le gaz offshore fournissait la légitimité pour construire des liens plus étroits… sans cadrer explicitement la relation comme anti-turque.
Le pipeline EastMed vers l'Europe était le projet phare, avant d'être abandonné en 2022 pour raisons économiques et après le retrait américain. Comme le note le Jerusalem Post, «le gaz ne porte plus le poids politique ou stratégique qu'il avait autrefois». Ce qui perdure, c'est le cœur sécuritaire: partage de renseignements, coordination militaire, accords de défense institutionnalisés.
La Turquie – synonyme de violations d'espace aérien en Égée, manœuvres méditerranéennes, soutien aux Frères musulmans, activisme en Libye et en Syrie – «était la raison pour laquelle le partenariat a été formé en premier lieu», même si cela n'était pas dit ouvertement.
L'occasion manquée libanaise
Le contraste avec le Liban est saisissant. En octobre 2022, Beyrouth signait un accord maritime historique avec Israël, médié par Washington, résolvant un différend sur 860 kilomètres carrés dans le bassin du Levant. Le Liban obtenait la majorité du prospect Qana, suscitant l'espoir d'un développement énergétique comparable à ses voisins.
Un an plus tard, l'espoir s'effondrait. En octobre 2023, TotalEnergies confirmait que le puits de Qana était sec, marquant le deuxième échec après Byblos-1 en 2020. Comme le note l'Arab Center Washington DC, «l'intérêt des investisseurs dans les eaux libanaises s'est par la suite évaporé en raison des hostilités Hezbollah-Israël de 2024». Résultat : production et réserves prouvées nulles. La zone économique exclusive libanaise reste largement inexplorée, faute d'investissements et de stabilité politique.
Cette marginalisation dépasse l'échec des forages. Le Liban est absent du Forum gazier de la Méditerranée orientale (EMGF), qui regroupe l’Égypte, Israël, Chypre, la Grèce, la Jordanie, la Palestine, l'Italie et la France, et n'est pas inclus dans le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC), soutenu par Washington et contournant la Turquie.
Isolement auto-imposé
Cette exclusion n'est pas le fruit d'un complot extérieur mais d'un isolement auto-imposé. L'instabilité politique chronique, l'influence du Hezbollah sur les décisions stratégiques, et l'absence de consensus national sur les orientations énergétiques ont transformé le Liban en spectateur d'une recomposition régionale majeure.
Pendant que Chypre négocie avec ExxonMobil et Qatar Energy, que la Grèce intègre les systèmes de défense israéliens, et qu'Israël double ses exportations gazières, le Liban accumule les crises : effondrement bancaire, milices paraétatiques, sclérose politique. Le gaz qui circule sous la Méditerranée orientale ne résout pas les conflits, mais il finance des budgets, crée des emplois, et tisse des interdépendances stratégiques dont le Liban est absent.
Le sommet du 22 décembre est un rappel brutal : dans une région en pleine mutation, l'instabilité a un prix. Et ce prix, pour le Liban, se compte en opportunités perdues et en décennies d'isolement économique.



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