Les sexualités humaines dans le labyrinthe de l’inconscient
La pluralisation des sexualités ne supprime pas le manque, elle en change la scène. ©Shuterstock

Aujourd’hui, parler de «sexualités» au pluriel signifie reconnaître que l’expérience sexuelle ne se laisse plus enfermer dans un modèle unique centré sur la différence des sexes, le couple hétérosexuel et la finalité reproductive. Cette mutation culturelle rencontre les intuitions de la psychanalyse, qui n’a jamais vraiment pensé la sexualité comme homogène, ni parfaitement stabilisée.

S. Freud a montré que la sexualité humaine est d’emblée éclatée, «polymorphe», structurée par des pulsions. La sexualité infantile qu’il décrit, n’est ni ordonnée par la reproduction ni par une identité de genre stabilisée. Elle se déploie dans le corps, dans la bouche, dans les zones d’excrétion, dans le regard, dans la voix et dans le psychisme. Les pulsions suivent des voies multiples, se lient, se délient, se déplacent, se combinent par des nouages singuliers.

L’organisation génitale sexuelle adulte n’efface pas cet en deçà pulsionnel. Elle propose une unification relative, toujours précaire, entretenue par les normes sociales et familiales. Sous la surface d’une sexualité alignée sur le couple hétérosexuel subsiste une pluralité d’excitations, de fantasmes, de scénarios, que la cure met au jour. On peut dire que la pluralisation contemporaine des sexualités rend visible ce qui était déjà repéré dans l’appareil psychique masqué par un idéal de normalité.

Freud a établi que toute personne porte en elle une bisexualité psychique, c’est-à-dire des identifications masculines et féminines. Et, dans cette perspective, le genre n’est plus perçu comme un bloc rigide, il résulte d’un travail continue entre fantasmes, scénarios œdipiens, interdits intériorisés et rencontres concrètes. Il faut donc prêter attention à la façon singulière dont chaque sujet agence ses choix d’objet, ses pratiques, ses scénarios, son rapport à son corps, à son genre, à la différence sexuelle. L’intrapsychique inclut l’extra psychique, à savoir l’effet du politique et de la culture.

Pour Lacan, nous le savons, la sexualité humaine est prise dans le langage. Le désir n’est pas réductible au biologique, il est structuré par le signifiant, par les lois de la parenté, par les discours qui organisent la place des sexes et des générations. Sa formule célèbre, « il n’y a pas de rapport sexuel », ne signifie pas qu’il n’y a pas de pratique sexuelle, mais qu’il n’existe pas d’écriture symbolique complète de la relation entre les sexes. Pas de formule qui harmoniserait définitivement les places masculine et féminine. Ce manque dans le symbolique produit des montages de fantasmes, d’identifications, de solutions imaginaires et symptomatiques. On peut alors comprendre la pluralisation des sexualités comme une multiplication de ces réponses singulières à l’impossible du rapport sexuel. Là où une société plus hiérarchisée imposait quelques scénarios dominants (le mariage, la famille nucléaire, des rôles de genre nettement assignés), la culture actuelle laisse davantage de latitude pour inventer des modalités de lien, des identités sexuelles et de genre, des formes de vie conjugale ou non conjugale.

Lacan met également en lumière le rôle des discours dominants. Le «discours du capitalisme» promeut un sujet consommateur, invité à chercher dans les objets de plus-de-jouir une réponse à son manque. La sexualité devient un champ d’offre illimitée : techniques, produits, applications, plateformes, circuits pornographiques, industries du «bien-être», etc. Dans ce contexte, les identités sexuelles et de genre peuvent être à la fois des ressources de subjectivation et des objets proposés sur le marché symbolique. Ces identités peuvent servir à se repérer, à trouver des pairs, à revendiquer des droits, mais elles peuvent circuler aussi comme des étiquettes, parfois consommées, parfois jetées, parfois revendiquées avec une urgence qui dit quelque chose de la fragilité de la place symbolique. Loin d’abolir l’impossibilité du rapport sexuel, la pluralisation des sexualités modifie plutôt la scène où cet impossible se joue. Le déclin des grandes figures d’autorité (le père, l’église, l’état) laisse les sujets plus exposés à inventer leur propre mode de jouir et de se nommer, parfois au prix de nouvelles souffrances.

D. Winnicott et M. Klein envisagent la sexualité à partir du lien avec l’objet, c’est-à-dire avec les premières figures d’attachement. L’éveil du désir ne se comprend pas sans les particularités de ces rencontres précoces. D. Winnicott met l’accent sur l’environnement suffisamment bon, sur la fonction de holding, sur le jeu comme espace intermédiaire où le sujet expérimente des formes d’existence possibles. La sexualité adulte se déploie dans le prolongement de cette capacité de jouer avec son corps, avec celui de l’autre, avec les positions, les identifications, les scénarios partagés. Les sexualités contemporaines, notamment dans leurs dimensions exploratoires (multiplication des orientations déclarées, essais, transitions, expérimentations relationnelles), peuvent se lire comme une extension de cet espace potentiel. Dans un environnement moins répressif sur le plan moral, certains sujets s’autorisent à essayer, à transformer leurs identifications, à se raconter autrement.

M. Klein, de son côté, insiste sur les fantasmes précoces autour du corps de la mère, sur la destructivité, sur l’envie et la culpabilité. Dans ses travaux, les positions schizo-paranoïde et dépressive décrivent deux modes fondamentaux de rapport à l’objet: clivage et persécution d’un côté, ambivalence et souci de réparation de l’autre. Ces positions colorent aussi la vie sexuelle. Certaines conduites sexuelles sont organisées autour du clivage et de la persécution, avec des partenaires utilisés comme objets partiels sans reconnaissance, parfois dans des scénarios violents ou dégradants. D’autres font place à la réparation, au souci de l’autre, au désir de reconstruire un lien après des attaques fantasmatiques internes.

La pluralisation des sexualités ne supprime ni la haine ni l’envie ni l’angoisse ni la culpabilité. Elle offre des cadres nouveaux pour les mettre en scène. Les communautés sexuelles, les sous-cultures, les accords négociés autour de la fidélité, de l’ouverture du couple ou des pratiques, peuvent être lus comme des tentatives de symboliser et de contenir ces forces.

J. Laplanche propose une réflexion féconde sur la sexualité autour de l’idée de séduction généralisée. Selon lui, la sexualité de l’enfant ne naît pas d’une pulsion interne déjà sexuée, mais de messages énigmatiques émis par l’adulte. Celui-ci, habité par sa propre sexualité inconsciente, adresse à l’enfant des signaux chargés d’un sens excédentaire qu’il ne peut pas traduire entièrement. Ces messages énigmatiques (gestes, paroles, postures, silences) s’inscrivent dans le psychisme infantile comme des noyaux à traduire, qui deviendront plus tard sources de fantasmes, de symptômes, de désirs. La sexualité serait donc, structurellement, le lieu d’un malentendu originaire entre générations. Par la suite, la source des messages énigmatiques ne se limitera plus à la famille. La culture médiatique, les réseaux sociaux, la pornographie accessible très tôt, les discours militants, les récits autobiographiques, viennent saturer l’espace de la séduction généralisée.

Ainsi, l’enfant et l’adolescent reçoivent une multitude de signaux sur ce qu’est un corps désirable, sur la manière dont on doit se dire homme ou femme, sur ce que signifie être hétéro, homo, bi, trans, asexuel ou autre. Ces signaux sont parfois contradictoires, parfois prescriptifs, parfois libérateurs. Ils nourrissent de nouvelles traductions internes, et donc de nouvelles formes de sexualité. Laplanche insiste sur le caractère interminable de ce travail de traduction. On ne finira jamais, la vie durant, d’interpréter ces messages énigmatiques.

La pluralisation des sexualités apparaît alors comme l’effet d’un double mouvement. D’un côté, la culture propose davantage de catégories, de récits, de modèles, qui permettent à chacun de nommer son expérience. De l’autre, la dimension énigmatique de la sexualité reste intacte, ce qui rend toute nomination partielle, provisoire, sujette à révisions.

Face aux mutations culturelles actuelles, la psychanalyse rappelle que le sujet de l’inconscient ne se confond jamais entièrement avec ses identités déclarées. L’analyste ne s’arrête ni au diagnostic ni à l’étiquette identitaire. Il écoute ce que la déclaration de genre ou d’orientation vient soutenir psychiquement : est-ce une tentative de pacification ? Un défi adressé à une filiation vécue comme écrasante ? Une manière de se rassembler après des expériences de rejet ? Une mise en scène de fantasmes inconscients ?

Une identité sexuelle ou de genre, aussi assumée soit-elle, ne résout pas les conflits internes, ne comble pas le manque constitutif, ne garantit ni la paix psychique ni la satisfaction. Les sexualités plurielles ne sont ni une simple libération ni un simple symptôme collectif. Elles constituent une configuration nouvelle où se recompose le lien entre inconscient et culture. La psychanalyse, si elle accepte de se confronter à cette configuration, peut offrir un espace rare où les sujets, au-delà des catégories disponibles, explorent la singularité de leur rapport au désir et à l’autre.

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