Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le troisième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.
Dans le domaine psy, c’est généralement la notion de santé mentale qui est communément admise comme référence normative. Mais cette notion a été forgée par analogie avec la maladie organique, alors que l’état psychologique d’un sujet n’est pas toujours en lien avec une cause organique. Il est ainsi préférable de la remplacer par celle de santé psychique parce qu’il n’existe pas toujours une relation causale, par exemple, entre un symptôme névrotique et un dysfonctionnement organique ou neurologique. Dans le domaine de la santé psychique, le modèle médical devient trompeur, car celui-ci suppose une démarcation nette entre le normal et le pathologique. A ce sujet, Freud est catégorique: «Nous avons reconnu qu’il est scientifiquement irréalisable de tracer une ligne de partage entre la norme psychique et l’anormalité, si bien qu’à cette différenciation ne revient, malgré son importance pratique, qu’une valeur conventionnelle». Il écrira vers la fin de sa vie: «Un sujet normal, comme toute normalité en général, est une fiction idéale. Mais un sujet anormal n’est malheureusement pas une fiction. Toute personne normale, en fait, n’est normale qu’eu égard à une moyenne.»
F. Dolto est l’exemple même d’une psychanalyste qui se refusait à tracer une ligne de nette démarcation entre le normal et le pathologique. Pour elle toute conduite s’insère dans le langage, recelant un sens qu’elle s’efforçait de retrouver chez toute personne, qu’elle soit considérée comme normale ou perçue comme folle. Alors que, trop souvent, certains psys réduisent un sujet en souffrance à une étiquette diagnostique, elle rejetait ce genre d’évaluation parce que, pensait-elle, un être humain est beaucoup plus complexe et plus vivant qu’une étiquette qui lui collera à la peau et dont il deviendra prisonnier. Elle nous le démontre dans un récit qu’elle intitule l’enfant machine à coudre.
C’est un garçon de sept ans qui lui est amené en consultation par sa mère. Avant d’aller à l’école, il a fait preuve d’une intelligence supérieure. Il vivait avec sa mère et l’aidait à la maison. Le père étant absent, elle travaillait chez elle en fabriquant des gilets sur sa machine à coudre. Plus elle en fabriquait plus cela lui rapportait de l’argent. Avant même d’avoir quatre ans, l’enfant «allumait le gaz, mettait le couvert, la casserole de soupe sur le feu, allait chercher le pain; il faisait tout ce qu’aurait fait une grande personne qui aurait secondé sa mère. Et puis, quand il avait fini ses tâches domestiques, il venait dans son petit fauteuil contempler sa mère travailler, et les gilets s’accumulaient en bas de la machine à coudre à pied qui était la sienne. De temps en temps elle le regardait et ils se faisaient de petits sourires. Et comme un chat, il allait l’embrasser puis il retournait s’asseoir».
Et puis il dut aller à l’école. Pour cet enfant, ce fut une expérience terriblement traumatisante. Moqué, harcelé par des camarades cruels, incapable de réagir, il est devenu passif et inadapté. Il s’est lentement éteint, s’est fermé. Il est devenu absent à lui-même. Il fut alors placé dans un centre spécialisé, avec un diagnostic de «psychotique, triste, dans un autre monde. Il a des mouvements bizarres: il fait aller sans cesse sa main gauche de haut en bas tandis que sa main droite dessine des ronds et qu’il fait avec sa bouche des bruits incompréhensibles». Pour les soignants, c’étaient des symptômes pathologiques totalement insensés donc incompréhensibles.
Grâce à son exceptionnelle empathie, Dolto comprend que cet enfant s’était identifié à la machine à coudre de sa mère lorsqu’il était encore avec elle, jouant symboliquement le rôle du père. La psychanalyste découvre alors la signification de sa gestuelle: «Ce mime compulsif de va-et-vient de la main gauche, c’était le pied de la mère sur la pédale de la machine, le tournis de la main droite la roue de la machine et le bruitement sonore le climat de sa méditation d’amour envers sa mère d’avant l’école. C’était son identification à l’objet machine à coudre qui était pour lui le soutien de sa fonction symbolique de virilisation. Il s’identifiait avec qui la mère aimait, qui les faisait vivre tous les deux, la machine à coudre qui, pour cet enfant, lui paraissait vivante puisque cela bougeait tout le temps; cela apportait la vie chez eux».
Dans la théorisation freudienne, le moi est une instance régulatrice qui tente de maintenir un certain équilibre psychique entre le monde intrapsychique et celui qui nous environne. Il est gouverné par le principe de réalité qui tend vers une régularisation des conduites alors que le ça, réservoir pulsionnel, est régi par le principe de plaisir. D’où la célèbre phrase de Freud: «Là où ça était, le moi doit advenir». Ce que Lacan vient nuancer: «Là où ça était, “je” dois advenir». Autrement dit, le moi, en tant qu’instance régulatrice, est un leurre puisqu’en s’intégrant à son milieu, un sujet perçoit son image à partir de ce qu’un autre lui en renvoie, ce qui aura pour effet de le rendre aveugle à la part la plus intime de son psychisme. Alors qu’en tant que «je», il se découvre sujet de son inconscient et, par ce fait même, son adaptation rencontrera toujours des failles, énergies à la source de toutes les créativités. Ce qui fera dire à l’écrivain H. Michaux: «Méfie-toi de l’adaptation, garde toujours en toi de l’inadaptation». Et le philosophe E. Cioran d’enfoncer le clou: «On ne peut être normal et vivant à la fois!»
Les motions qui se bousculaient dans le psychisme du peintre norvégien E. Munch ne relevaient pas d’une quelconque normativité. Tourmenté par des angoisses insondables, ainsi que par un sentiment permanent de solitude, habité par des idées de mort, constamment au bord de la dépression, il déclarait néanmoins: «Ma peur de la vie m’est nécessaire, tout comme ma pathologie. Elles sont indissociables de moi-même et leur destruction détruirait mon art».
Dans L’éloge de la Folie, le philosophe et grand humaniste du 16e siècle Érasme écrit: «Il est peu d’hommes qui lui échappent. Ni les poètes, ni les artistes, ni les philosophes. La folie règne partout. N’est-ce pas justement être fou que de le nier? Les hommes se trahissent dans leurs contradictions, ils rêvent de tout rendre intelligible et leurs discours se mordent grotesquement la queue. Si bien que les défenseurs des grandes idées anciennes ou modernes trahissent tôt ou tard leur cause sous prétexte de cohérence ou d’abstraction. Car, retenez-le bien, tout ce qui se fait ici-bas entre les mortels est essentiellement fou et fait par des fous pour des fous».
L’humour de Woody Allen illustre pertinemment les propos d’Érasme. L’acteur et cinéaste raconte l’histoire suivante: un homme va chez un psychiatre et lui dit: «Mon frère se prend pour une poule». Le psychiatre lui demande: «Pourquoi ne l’envoyez-vous pas à l’hôpital psychiatrique?». Et l’homme de lui rétorquer: «C’est que, voyez-vous, j’ai besoin des œufs»!
Dans le domaine psy, c’est généralement la notion de santé mentale qui est communément admise comme référence normative. Mais cette notion a été forgée par analogie avec la maladie organique, alors que l’état psychologique d’un sujet n’est pas toujours en lien avec une cause organique. Il est ainsi préférable de la remplacer par celle de santé psychique parce qu’il n’existe pas toujours une relation causale, par exemple, entre un symptôme névrotique et un dysfonctionnement organique ou neurologique. Dans le domaine de la santé psychique, le modèle médical devient trompeur, car celui-ci suppose une démarcation nette entre le normal et le pathologique. A ce sujet, Freud est catégorique: «Nous avons reconnu qu’il est scientifiquement irréalisable de tracer une ligne de partage entre la norme psychique et l’anormalité, si bien qu’à cette différenciation ne revient, malgré son importance pratique, qu’une valeur conventionnelle». Il écrira vers la fin de sa vie: «Un sujet normal, comme toute normalité en général, est une fiction idéale. Mais un sujet anormal n’est malheureusement pas une fiction. Toute personne normale, en fait, n’est normale qu’eu égard à une moyenne.»
F. Dolto est l’exemple même d’une psychanalyste qui se refusait à tracer une ligne de nette démarcation entre le normal et le pathologique. Pour elle toute conduite s’insère dans le langage, recelant un sens qu’elle s’efforçait de retrouver chez toute personne, qu’elle soit considérée comme normale ou perçue comme folle. Alors que, trop souvent, certains psys réduisent un sujet en souffrance à une étiquette diagnostique, elle rejetait ce genre d’évaluation parce que, pensait-elle, un être humain est beaucoup plus complexe et plus vivant qu’une étiquette qui lui collera à la peau et dont il deviendra prisonnier. Elle nous le démontre dans un récit qu’elle intitule l’enfant machine à coudre.
C’est un garçon de sept ans qui lui est amené en consultation par sa mère. Avant d’aller à l’école, il a fait preuve d’une intelligence supérieure. Il vivait avec sa mère et l’aidait à la maison. Le père étant absent, elle travaillait chez elle en fabriquant des gilets sur sa machine à coudre. Plus elle en fabriquait plus cela lui rapportait de l’argent. Avant même d’avoir quatre ans, l’enfant «allumait le gaz, mettait le couvert, la casserole de soupe sur le feu, allait chercher le pain; il faisait tout ce qu’aurait fait une grande personne qui aurait secondé sa mère. Et puis, quand il avait fini ses tâches domestiques, il venait dans son petit fauteuil contempler sa mère travailler, et les gilets s’accumulaient en bas de la machine à coudre à pied qui était la sienne. De temps en temps elle le regardait et ils se faisaient de petits sourires. Et comme un chat, il allait l’embrasser puis il retournait s’asseoir».
Et puis il dut aller à l’école. Pour cet enfant, ce fut une expérience terriblement traumatisante. Moqué, harcelé par des camarades cruels, incapable de réagir, il est devenu passif et inadapté. Il s’est lentement éteint, s’est fermé. Il est devenu absent à lui-même. Il fut alors placé dans un centre spécialisé, avec un diagnostic de «psychotique, triste, dans un autre monde. Il a des mouvements bizarres: il fait aller sans cesse sa main gauche de haut en bas tandis que sa main droite dessine des ronds et qu’il fait avec sa bouche des bruits incompréhensibles». Pour les soignants, c’étaient des symptômes pathologiques totalement insensés donc incompréhensibles.
Grâce à son exceptionnelle empathie, Dolto comprend que cet enfant s’était identifié à la machine à coudre de sa mère lorsqu’il était encore avec elle, jouant symboliquement le rôle du père. La psychanalyste découvre alors la signification de sa gestuelle: «Ce mime compulsif de va-et-vient de la main gauche, c’était le pied de la mère sur la pédale de la machine, le tournis de la main droite la roue de la machine et le bruitement sonore le climat de sa méditation d’amour envers sa mère d’avant l’école. C’était son identification à l’objet machine à coudre qui était pour lui le soutien de sa fonction symbolique de virilisation. Il s’identifiait avec qui la mère aimait, qui les faisait vivre tous les deux, la machine à coudre qui, pour cet enfant, lui paraissait vivante puisque cela bougeait tout le temps; cela apportait la vie chez eux».
Dans la théorisation freudienne, le moi est une instance régulatrice qui tente de maintenir un certain équilibre psychique entre le monde intrapsychique et celui qui nous environne. Il est gouverné par le principe de réalité qui tend vers une régularisation des conduites alors que le ça, réservoir pulsionnel, est régi par le principe de plaisir. D’où la célèbre phrase de Freud: «Là où ça était, le moi doit advenir». Ce que Lacan vient nuancer: «Là où ça était, “je” dois advenir». Autrement dit, le moi, en tant qu’instance régulatrice, est un leurre puisqu’en s’intégrant à son milieu, un sujet perçoit son image à partir de ce qu’un autre lui en renvoie, ce qui aura pour effet de le rendre aveugle à la part la plus intime de son psychisme. Alors qu’en tant que «je», il se découvre sujet de son inconscient et, par ce fait même, son adaptation rencontrera toujours des failles, énergies à la source de toutes les créativités. Ce qui fera dire à l’écrivain H. Michaux: «Méfie-toi de l’adaptation, garde toujours en toi de l’inadaptation». Et le philosophe E. Cioran d’enfoncer le clou: «On ne peut être normal et vivant à la fois!»
Les motions qui se bousculaient dans le psychisme du peintre norvégien E. Munch ne relevaient pas d’une quelconque normativité. Tourmenté par des angoisses insondables, ainsi que par un sentiment permanent de solitude, habité par des idées de mort, constamment au bord de la dépression, il déclarait néanmoins: «Ma peur de la vie m’est nécessaire, tout comme ma pathologie. Elles sont indissociables de moi-même et leur destruction détruirait mon art».
Dans L’éloge de la Folie, le philosophe et grand humaniste du 16e siècle Érasme écrit: «Il est peu d’hommes qui lui échappent. Ni les poètes, ni les artistes, ni les philosophes. La folie règne partout. N’est-ce pas justement être fou que de le nier? Les hommes se trahissent dans leurs contradictions, ils rêvent de tout rendre intelligible et leurs discours se mordent grotesquement la queue. Si bien que les défenseurs des grandes idées anciennes ou modernes trahissent tôt ou tard leur cause sous prétexte de cohérence ou d’abstraction. Car, retenez-le bien, tout ce qui se fait ici-bas entre les mortels est essentiellement fou et fait par des fous pour des fous».
L’humour de Woody Allen illustre pertinemment les propos d’Érasme. L’acteur et cinéaste raconte l’histoire suivante: un homme va chez un psychiatre et lui dit: «Mon frère se prend pour une poule». Le psychiatre lui demande: «Pourquoi ne l’envoyez-vous pas à l’hôpital psychiatrique?». Et l’homme de lui rétorquer: «C’est que, voyez-vous, j’ai besoin des œufs»!
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