Avec le développement du big data on sait tout sur tout, et pourtant on n’en sait pas plus sur nous-mêmes.
Du latin krisis, le mot est issu du vocabulaire médical. Il désigne le moment paroxystique d’une maladie qui peut, en ce point critique, évoluer vers la guérison ou vers la mort. Il place le sujet au point de jonction de deux destinées où le temps est momentanément suspendu. Certes, l’usage du mot déborde, et de beaucoup hélas, du champ médical. Il fait signe partout où un système est incapable de fonctionner et se trouve atteint de paralysie: crise politique, crise économique, crise sociale… Une crise n’arrive pas seule. Ici nous le savons bien.
Étonnamment – ou pas, d’ailleurs – cette inflation dans l’usage du mot n’épargne pas le domaine de la culture. Cette belle nommée serait-elle, aussi, en train de faire son pied de nez? Arendt nous l’avait dit, il y a déjà longtemps. Rassurons-nous donc pour une fois, le concept n’est pas spécifiquement libanais, et il ne date pas d’aujourd’hui.
C’est ce qui se discutait, il y a quelques jours, dans un séminaire à l’Université Saint-Joseph. S’adressant aux étudiants en critique d’art et curatoriat, Paul Ardenne, historien, critique d’art et commissaire d’exposition, part d’un constat: il n’y a jamais eu autant d’experts dans tout. Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’imprédictibilité. Avec le développement du big data, on sait tout sur tout, et pourtant on n’en sait pas plus sur nous-mêmes.
Guerre culturelle? La conséquence culturelle de notre globalisation est une culture accessible et ouverte à toutes les influences, contre une culture de la résistance culturelle qui s’ancre souvent dans des territoires périphériques. Une impression d’appartenir à une culture globale (à coups de world music et de world literature) alors que notre société globale n’est qu’imparfaitement globale. C’est cette culture qui donne l’impression que l’on puisse être concerné par un silo dans le port de Beyrouth autant que par le feu des forêts de Californie. Et c’est le contraire qui se produit: on est contre «ceci» ou contre «cela», parce qu’une culture ne se développe pas hors du champ social. Il est vrai toutefois que, de même que la culture globale est une menace de dilution, la culture identitaire ne peut que prôner l’intolérance.
C’est ce qui fait qu’au final cette culture peut-être quelque chose de très solide ou de très fragile au contraire dans les sociétés où tout se discute et où tout se remet en question. C’est ce que nous appelons démocratie. Cela contribue certes à créer un paysage culturel où tout n’est pas univoque. Mais en même temps, dans l’histoire, nous n’avons jamais produit tant de manifestes, leur nombre en est même effrayant. D’abord parce que nous vivons dans un monde où il y a de la conviction. Mais c’est aussi peut-être parce qu’on n’arrive pas à avoir une seule croyance, et une vraie. Qui suivre, face à une offre culturelle à ce point variée? C’est la question du choix culturel qui est ici posée. Le bon choix est bien entendu celui que l’on fait nôtre.
Certes, à nous autres ici, le débat ne nous est pas étranger. Il n’y a pas si longtemps, nous revendiquions notre «glocalité». C’était quand nous avions la force et l’énergie d’avoir des prises de position culturellement fortes. Sans compter qu’entre nous, arabophones, francophones, anglophones, droite, gauche marxiste et gauche caviar, nous avions déjà de quoi nous occuper. Il n’y a pas si longtemps non plus nous étions une société du consumérisme culturel. Mais ce monde qui tente de choisir sa culture, il ne nous parvient de lui aujourd’hui que la rumeur des batailles. C’est que notre réalité est devenue beaucoup plus envahissante. Tout cela survient aussi après des années de surproduction culturelle intense dans laquelle nous nous étions peut-être un peu perdus de vue. Comme dans un magasin de grande surface. Peut-être est-ce notre crise à nous.
Bien sûr l’activité culturelle se porte encore bien, au sens où nous perpétuons des rituels. La force du rituel est qu’il donne la foi. Il permet de s’inscrire à nouveau dans un temps qui, sans lui, nous semble flottant. Il nous permet de retrouver repères et chronologie. Il nous permet de sentir qu’en dépit de tout, nous avançons, tant la peur du rien est intense et économiquement impensable. Mais les rituels ont également cet effet pervers de nous enfermer dans ce qu’on connaît, dans ce qu’on sait faire, ce qui nous arrange. La crise c’est au fond peut-être aussi lorsqu’on ne sait plus ce que l’on veut, ni ce qui pourrait nous aider à vivre. On parle alors de résistance, celle de la posture debout contre un monde qui s’effondre. Bien sûr. Mais de quoi notre résistance est-elle faite? Qu’est-ce qui permet à notre résistance de résister?
Cette prospérité de «la culture en dépit de tout» a, au fond, quelque chose de nauséeux. Parce qu’elle occulte l’essentiel. Et si cela passe par le mutisme pour comprendre où ce dernier réside, alors le mutisme est bon. Autrement, posons-nous les vraies questions: à quelles remises en question la crise de la culture m’engage-t-elle? Quel monde culturel m’invite-t-elle à imaginer? Comment la culture peut-elle m’aider à rester critique et vigilant, vu que tout système est par définition critiquable? À remettre en question marxisme et néolibéralisme tout à la fois, et imaginer un autre monde pensable? Comment la culture peut-elle m’aider à comprendre ce qui se désintègre devant moi sans que je veuille le fuir? Comment la culture peut-elle m’aider à dire qui je suis? Et à trouver ma place? Comment la culture peut-elle m’aider quand, à la levée du jour, m’étreint l’angoisse? Comment la culture peut-elle m’aider à me lever du lit?
Comment la culture peut-elle m’aider à vivre?
Du latin krisis, le mot est issu du vocabulaire médical. Il désigne le moment paroxystique d’une maladie qui peut, en ce point critique, évoluer vers la guérison ou vers la mort. Il place le sujet au point de jonction de deux destinées où le temps est momentanément suspendu. Certes, l’usage du mot déborde, et de beaucoup hélas, du champ médical. Il fait signe partout où un système est incapable de fonctionner et se trouve atteint de paralysie: crise politique, crise économique, crise sociale… Une crise n’arrive pas seule. Ici nous le savons bien.
Étonnamment – ou pas, d’ailleurs – cette inflation dans l’usage du mot n’épargne pas le domaine de la culture. Cette belle nommée serait-elle, aussi, en train de faire son pied de nez? Arendt nous l’avait dit, il y a déjà longtemps. Rassurons-nous donc pour une fois, le concept n’est pas spécifiquement libanais, et il ne date pas d’aujourd’hui.
C’est ce qui se discutait, il y a quelques jours, dans un séminaire à l’Université Saint-Joseph. S’adressant aux étudiants en critique d’art et curatoriat, Paul Ardenne, historien, critique d’art et commissaire d’exposition, part d’un constat: il n’y a jamais eu autant d’experts dans tout. Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’imprédictibilité. Avec le développement du big data, on sait tout sur tout, et pourtant on n’en sait pas plus sur nous-mêmes.
Guerre culturelle? La conséquence culturelle de notre globalisation est une culture accessible et ouverte à toutes les influences, contre une culture de la résistance culturelle qui s’ancre souvent dans des territoires périphériques. Une impression d’appartenir à une culture globale (à coups de world music et de world literature) alors que notre société globale n’est qu’imparfaitement globale. C’est cette culture qui donne l’impression que l’on puisse être concerné par un silo dans le port de Beyrouth autant que par le feu des forêts de Californie. Et c’est le contraire qui se produit: on est contre «ceci» ou contre «cela», parce qu’une culture ne se développe pas hors du champ social. Il est vrai toutefois que, de même que la culture globale est une menace de dilution, la culture identitaire ne peut que prôner l’intolérance.
C’est ce qui fait qu’au final cette culture peut-être quelque chose de très solide ou de très fragile au contraire dans les sociétés où tout se discute et où tout se remet en question. C’est ce que nous appelons démocratie. Cela contribue certes à créer un paysage culturel où tout n’est pas univoque. Mais en même temps, dans l’histoire, nous n’avons jamais produit tant de manifestes, leur nombre en est même effrayant. D’abord parce que nous vivons dans un monde où il y a de la conviction. Mais c’est aussi peut-être parce qu’on n’arrive pas à avoir une seule croyance, et une vraie. Qui suivre, face à une offre culturelle à ce point variée? C’est la question du choix culturel qui est ici posée. Le bon choix est bien entendu celui que l’on fait nôtre.
Certes, à nous autres ici, le débat ne nous est pas étranger. Il n’y a pas si longtemps, nous revendiquions notre «glocalité». C’était quand nous avions la force et l’énergie d’avoir des prises de position culturellement fortes. Sans compter qu’entre nous, arabophones, francophones, anglophones, droite, gauche marxiste et gauche caviar, nous avions déjà de quoi nous occuper. Il n’y a pas si longtemps non plus nous étions une société du consumérisme culturel. Mais ce monde qui tente de choisir sa culture, il ne nous parvient de lui aujourd’hui que la rumeur des batailles. C’est que notre réalité est devenue beaucoup plus envahissante. Tout cela survient aussi après des années de surproduction culturelle intense dans laquelle nous nous étions peut-être un peu perdus de vue. Comme dans un magasin de grande surface. Peut-être est-ce notre crise à nous.
Bien sûr l’activité culturelle se porte encore bien, au sens où nous perpétuons des rituels. La force du rituel est qu’il donne la foi. Il permet de s’inscrire à nouveau dans un temps qui, sans lui, nous semble flottant. Il nous permet de retrouver repères et chronologie. Il nous permet de sentir qu’en dépit de tout, nous avançons, tant la peur du rien est intense et économiquement impensable. Mais les rituels ont également cet effet pervers de nous enfermer dans ce qu’on connaît, dans ce qu’on sait faire, ce qui nous arrange. La crise c’est au fond peut-être aussi lorsqu’on ne sait plus ce que l’on veut, ni ce qui pourrait nous aider à vivre. On parle alors de résistance, celle de la posture debout contre un monde qui s’effondre. Bien sûr. Mais de quoi notre résistance est-elle faite? Qu’est-ce qui permet à notre résistance de résister?
Cette prospérité de «la culture en dépit de tout» a, au fond, quelque chose de nauséeux. Parce qu’elle occulte l’essentiel. Et si cela passe par le mutisme pour comprendre où ce dernier réside, alors le mutisme est bon. Autrement, posons-nous les vraies questions: à quelles remises en question la crise de la culture m’engage-t-elle? Quel monde culturel m’invite-t-elle à imaginer? Comment la culture peut-elle m’aider à rester critique et vigilant, vu que tout système est par définition critiquable? À remettre en question marxisme et néolibéralisme tout à la fois, et imaginer un autre monde pensable? Comment la culture peut-elle m’aider à comprendre ce qui se désintègre devant moi sans que je veuille le fuir? Comment la culture peut-elle m’aider à dire qui je suis? Et à trouver ma place? Comment la culture peut-elle m’aider quand, à la levée du jour, m’étreint l’angoisse? Comment la culture peut-elle m’aider à me lever du lit?
Comment la culture peut-elle m’aider à vivre?
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