Zones de non-droit et places de sûreté
©N’était-ce la Journée de Tayouneh…
Les zones de non-droit sont tolérables, dans le paysage politique libanais, tant que leur exceptionnalisme et l’illégalité qu’elles charrient ne débordent pas les limites du périmètre qui leur a été imparti. Les camps palestiniens n’avaient pas respecté cette règle tacite, et un conflit civil s’en est suivi. Le Hezbollah ne semble pas avoir assimilé la leçon. Alors, bonjour les dégâts…  

Arrêtons de nous leurrer ! Nous ne sommes plus en régime constitutionnel en dépit d’un certain formalisme respectueux des délais impartis, des quorums et des majorités qualifiées. Et peut-être aurions-nous intérêt à réviser notre Loi organique, rien que pour nous assurer du statut que nous impose la nouvelle donne.

Notre république est indivisible, c’est ce que nous enseignerait le moindre manuel de droit constitutionnel. En d’autres termes, le citoyen libanais est censé être subordonné à une justice commune pour tous, une justice qui répudie particularismes et passe-droits. Il n’empêche que des zones de non-droit peuvent éclore et prospérer dans un paysage politique pacifié, tant qu’elles ne dépassent pas un certain seuil d’admissibilité. Et si la Corse est souvent donnée comme exemple pour illustrer une forme d’exceptionnalisme de facto au sein du régime public français, que dire du pandémonium qui prévaut dans notre Liban ? Est-il tolérable ou même gérable ?

L’OLP ou faire comme chez soi

À l’époque bénie de Yasser Arafat, avant son départ précipité il y a quarante ans, les camps palestiniens, de Beyrouth et d’ailleurs, constituaient des zones de non-droit. L’autorité de l’État ne pouvait s’y manifester. S’y côtoyaient la misère et la révolution, les fedayin et les fugitifs en délicatesse avec la police. Les casiers judiciaires de certains repris de justice servaient de sauf-conduits et de permis de séjour. Dans ces favélas, où l’on rêvait d’un monde plus juste, les trafiquants de stupéfiants et une faune de magouilleurs avaient trouvé refuge, sous l’œil complaisant du Fateh d’Abou Ammar. C’était comme si l’Accord du Caire avait été signé pour accorder une immunité aussi bien aux « combattants de la liberté » qu’aux brigands et violeurs.

Qu’y pouvait-on, tant qu’une large partie de la population appuyait la cause palestinienne et rechignait à ce que l’État contrôlât ces hauts-lieux où la Résistance tenait ses quartiers ? Ainsi, l’inviolabilité de ses sanctuaires était acquise, à la condition tacite que leur spécificité restât confinée dans des secteurs strictement délimités.

Évidemment, cette situation ne pouvait perdurer, et les viviers de la lutte armée, chauffés à blanc par la surenchère verbale, allaient déborder les limites convenues. Les périmètres de l’illégalité allaient faire tache d’huile et s’élargir pour couvrir des secteurs entiers du territoire et de larges portions de notre capitale. Ce qui allait déclencher la guerre civile. La résistance chrétienne et les troupes syriennes de « dissuasion » remirent un tant soit peu d’ordre sur le terrain. En fin de parcours, c’est-à-dire en 1982, Tsahal mit fin au rêve hégémonique palestinien et expédia les fedayin avec armes et bagages en Tunisie. Dans la foulée, la guerre des camps déclenchée par le mouvement Amal, sur l’insistance de Damas, acheva la besogne. On n’entendit plus parler des camps palestiniens jusqu’à l’affaire de Nahr el-Bared en 2007, que notre armée nationale écrasa après un siège coûteux en vies humaines.

L’empiétement palestinien avait fait son temps.

« Hezbollah got talent »

Entretemps, la Syrie avait livré le Liban au tandem chiite au niveau de l’administration civile, et au Hezbollah au niveau militaire. Un jour, nos compatriotes se sont réveillés et ont découvert que le pays était mis en coupe réglée. Le territoire national était devenu une arène ensauvagée gouvernée par des comitadjis disposant de troupes aguerries, capables d’intervenir dans notre pré carré, comme lors d’opérations coup de poing menées dans un pays adjacent. Épaulés financièrement par l’Iran des mollahs et par une économie parallèle, les usurpateurs et leurs zélotes pouvaient par la force des choses jouir de l’immunité sur le sol national.

Et comme à l’époque d’Abou Ammar, quand les camps malmenaient à la dérobée la souveraineté libanaise, la symbolique de la banlieue sud n’a pas manqué de s’imposer subrepticement à l’ensemble du pays. En témoignent les slogans qui assurent la bienvenue dès l’arrivée à l’aéroport, les camps d’entraînement non loin des crêtes du Mont Liban, la production tolérée et le trafic encouragé de Captagon et d’autres delicatessen, et jusqu’à l’Université libanaise que le mouvement Amal a sabordée pour mieux la démocratiser et l’asservir. Quant au volet justice, il est défaillant et j’en veux pour preuve, les faits suivants :


- En novembre 2007, des dizaines de députés de la nation, craignant pour leur vie, se sont réfugiés à l’hôtel Phœnicia, l’armée s’étant chargée de leur protection ;

- En septembre 2021, Monsieur Wafic Safa s’était permis une incursion au Palais de Justice et avait menacé de « déboulonner », le juge Tarek Bitar ;

- En juin 2022, la sentence du Tribunal Spécial pour le Liban, une instance internationale, condamnant Salim Ayach et ses deux acolytes Hasan Merhi et Husayn Ayach, est restée lettre morte.

Quand tout cela se passe sous les yeux de la justice et que le Ministère public est aux abonnés absents, on peut valablement assumer qu’on n’est en sécurité nulle part. Ce que semble confirmer Michel Tabet qui, commentant son propre ouvrage, constate amèrement : « il n’y a même plus un semblant d’État » (1). En effet, d’exception qu’étaient les « zones de moindre droit », elles sont devenues le principe.

N’était-ce la « Journée de Tayouneh »… (2)

Par voie de conséquence, notre Constitution devrait nous désigner dans son Préambule des « places de sûreté » (3), afin que nous pratiquions librement notre culte de la démocratie (bancale, pour ce qu’il en reste) et notre religion, qui est celle de la résistance à l’oppression. Aïn el-Remmaneh représente l’archétype desdites « places ». Si ses habitants n’avaient pas fait le coup de feu il y a un an (3), nous aurions été des boat-people, sinon réduits à la condition de « protégés ».

1. Michel Tabet, La carrière du fonctionnaire en France et au Liban, Presses de l’USJ, 2022.

2. Le 14 octobre 2021.

3.  En vertu des dispositions de l’édit de Nantes (1598), les protestants en France allaient disposer de « places de sûreté » pour se protéger des persécutions catholiques et célébrer librement leur culte.

 
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