Il n’y a pas de Ajar: monologue contre l’identité
S’ouvrant sur la décision de Romain Gary d’être aussi publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar, le livre de Delphine Horvilleur propose, en moins de cent pages d’une écriture alerte et pénétrante, une réflexion critique sur la question de l’identité dans ses ressorts et enjeux contemporains. L’autrice s’insurge contre «tout ce qui aujourd’hui te fait croire que tu n’es rien d’autre que ce que tu es» à jamais. Donnant la parole au mystérieux fils d’Émile Ajar, Delphine Horvilleur nous met en garde contre l’identité «pure» qui actuellement gagne du terrain et, à l’inverse, valorise le «micmac d’impuretés» dont nous sommes faits.

Des dangers de la «pureté»…


Sous la plume de Delphine Horvilleur, la formulation radicale «Gare à l’autre et vive le même!» exprime particulièrement bien l’inquiétude et le «dégoût» que lui inspire l’actuelle quête «obsessionnelle et mortifère» de l’identité originelle. Cette formulation cristallise tous les ingrédients mobilisables pour donner de la voix et du poids à la pureté posée comme exigence de référence dans la conduite de nos existences.

Ainsi, «Gare à l’autre et vive le même!» dit que pour être «authentique», il faut accepter l’invariabilité de ce qui nous définit entièrement depuis notre naissance et, donc, savoir ne pas «se laisser altérer par de l’étranger, de l’étrangeté, du neuf, de l’exotique». L’identité comme «pureté» implique l’entre-soi au prétexte que l’autre dénature et fait basculer dans le «non-soi». L’identité comme «pureté» soulève des questions décisives telles que «peut-on dire je contre les siens, comprendre le racisme sans être noir, la lutte conte l’antisémitisme sans origine juive, le combat féministe sans utérus»?

«Gare à l’autre et vive le même!», c’est aussi dénier que l’on puisse avoir «la conscience claire de tout ce que l’existence doit au mélange»; c’est se convaincre qu’«on n’est plus qu’un seul truc, catho, gay, vegan, qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre». Sur le mode de l’injonction insidieuse, «Gare à l’autre et vive le même!» instille dans nos têtes et nos corps l’illégitimité de devenir en agissant et en interagissant; «Gare à l’autre et vive le même!» stipule que «la règle est claire aujourd’hui et ne t’avise pas de la transgresser».

… Aux promesses du «micmac d’impuretés»


Delphine Horvilleur souligne qu’échapper à l’enfermement de l’entre-soi identitaire qui obstrue actuellement l’horizon de nombre d’existences humaines requiert un rapport au monde dans lequel «devenir» et donc transformer/se transformer donnent le tempo. En référence à la culture hébraïque dans laquelle «on peut avoir été et être en train de devenir mais absolument pas être», elle suggère qu’en acceptant individuellement et collectivement que vivre c’est forcément devenir dans l’altérité, il sera notamment permis «d’exiger pour l’autre une égalité non pas parce qu’il est comme nous mais parce qu’il n’est pas comme nous et que son étrangeté nous oblige». En écho, le fils d’Émile Ajar affirme que «rien n’est purement», que le «micmac d’impuretés» qui nous caractérise prend forme «en étant en chemin», en faisant et en rencontrant.


Dans le «micmac d’impuretés» qui, au fil du temps, nous construit, déconstruit, reconstruit, nos filiations multiples peuvent certes s’entrechoquer quand elles se croisent pour la première fois, mais elles parviennent généralement à s’apprivoiser pour continuer le chemin en nous nourrissant des opportunités de pratiques et de relations que nous ouvre celui-ci. En parfaite osmose, Delphine Horvilleur et le fils d’Émile Ajar nous rappellent par exemple qui si, bien sûr, nous sommes les héritiers de nos parents, nous sommes aussi ceux des histoires qu’on a entendues et lues et qui ont forgé notre manière de ressentir et de penser le monde et ce que nous y faisons. Complexe mais prometteur, l’entrelacs de nos filiations nous rappelle que ce qui nous arrive en route est toujours décalé, a toujours une part d’inédit par rapport à l’origine et qu’il faut savoir s’en réjouir. Mais tous deux savent aussi que la route peut malheureusement, sous le contrôle des divers fondamentalismes, être un cul-de-sac funeste.

Ce petit livre percutant corrobore avec justesse et émotion les recherches anthropologiques et sociologiques qui soulignent que nous nous identifions en continu à travers un processus syncrétique dont les étapes sont toujours singulières, organisant et pondérant différemment les filiations le composant et en en accueillant de nouvelles auxquelles il convient de faire une place et, ainsi se donner la possibilité «d’aller au-delà de soi». De ce point de vue, la lecture de Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité est des plus salutaires.

Éliane Le Dante

Il n’y a pas de Ajar: monologue contre l’identité de Delphine Horvilleur, Grasset, 2022, 88 p.

Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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