Jeff Koons ou le mariage des contraires
L’exposition au centre Pompidou dédiée à Jeff Koons, artiste au top, héritier du pop art subversif et dérangeant est une rencontre-choc dès le début, puisque la première impression qu’on en a est celle d’un Disneyland ! En effet, nous accueillent des chiens ballons, des éléphants et des cœurs en plastique, un canot gonflable à tête de chien et autres représentations posées sur des socles éclairés ou suspendues au plafond.

Mais pourquoi tous ces objets ballons, se demande le spectateur ? L’explication est apportée par l’artiste dans l’un de ses commentaires : il affirme aimer les objets remplis d’air, puisqu’inspirer est symbole de vie et expirer symbole de mort.

Un peu plus loin, des sculptures plates, miroitantes et colorées, simples et ludiques, aux silhouettes de personnages et d’animaux de dessins animés (âne, chèvre, homard, titi, mouton, kangourou) nous entraînent dans une danse nostalgique par un retour à l’enfance et à l’innocence. Un large vase en bois polychrome aux fleurs multicolores nous interpelle par sa luxuriance et son côté baroque. À l’instar des objets exposés dans le magasin tenu par les parents de Koons en Pennsylvanie, les fleurs apparaissent comme un élément récurrent de l’œuvre de l’artiste et symbolisent, de son propre aveu, la pureté, la fertilité et la vie. Toutefois, l’innocence n’est qu’apparente puisque les formes de ces jouets gonflables suggèrent à l’œil averti protubérances et orifices sexuels.

En poursuivant cette visite pour le moins étrange, nous croisons des objets usuels, ordinaires, comme un grille-pain, une théière ou un aspirateur complètement détournés de leur fonction utilitaire pour être mis en valeur comme des œuvres d’art. Critères artistiques et codes préétablis délimitant la frontière bien nette entre le noble et le vulgaire se trouvent ainsi bousculés, dans une sorte de détournement revendiqué par l’artiste qui refuse tout élitisme et cherche à démocratiser l’œuvre d’art en la mettant à la portée de tous, sans aucune distinction sociale ou culturelle. Koons avoue d’ailleurs être profondément redevable à Marcel Duchamp, chef de file du mouvement dadaïste.

Face à la déroute prévisible du spectateur, les propos de l’artiste se veulent rassurants : «Mon travail est devenu de plus en plus minimaliste, je suis revenu au ready-made», ou encore : «Je ne veux jamais qu’une personne perde confiance en elle à un moment donné en regardant une peinture ou une sculpture.» L’artiste veut ainsi amener la classe moyenne à assumer ses goûts sans honte ni culpabilité et à exprimer son propre plaisir esthétique en toute liberté.



Par ailleurs, une série aux formes modernes et séduisantes intitulée «The New» (voiture dernier cri, aspirateur, robot mécanique rutilant, etc.) présente une nouvelle esthétique, celle de l’ordre, de la propreté, de l’efficacité, voire des nouvelles valeurs du monde moderne. Ces appareils enfermés dans une vitrine en plexiglas, préservés de l’usure du temps comme dans un musée, posent encore une nouvelle dialectique et un nouveau questionnement, celui de la temporalité du «neuf». Peut-on élever ce dernier au rang d’œuvre artistique à la beauté intemporelle et universelle ? Jeff Koons vient à nouveau déranger nos repères et nos certitudes en remettant en question les critères de l’œuvre d’art. Et Nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises...

Un peu plus loin un canot à sauvetage en bronze dont le poids vous entraînera au fonds des abîmes... Décidément cette visite en apparence ludique et légère dévoile une réalité plus sombre. Ces objets soi-disant utilitaires présenteraient-ils une menace sous-jacente ? Le spectateur dérangé par tant de subversion ne peut s’empêcher de se réconcilier avec son auteur qui ne se prend jamais au sérieux, tant l’autodérision est omniprésente !


En effet, Jeff Koons se fait représenter comme une star sur une affiche publicitaire, sa propre tête associée à celle de cochons, ou bien devant sa loge en peignoir et pieds nus, entouré de couronnes de laurier qui s’apparentent aussi à des couronnes funéraires ! Gloire toute éphémère ? Célébrité illusoire ? La mort serait-elle l’état définitif de l’être ?

Décidément, l’artiste adore marier les contraires, opposer les extrêmes, brouiller les pistes entre enfance et concupiscence, art populaire et art noble, célébrité et mort… Il nous accule ainsi à la réflexion en créant la tension, le doute, le questionnement, par la dualité, la force émotionnelle, le caractère unique de chacune de ses œuvres. Et le spectateur n’a d’autre choix que de se laisser prendre au jeu, amusé ou exaspéré mais jamais indifférent, cherchant à démêler les nœuds de l’impossible, le dilemme entre le blanc et le noir, l’eau et le feu. Pas d’autre choix que de se laisser surprendre, emporter sur une montagne russe pour voir s’envoler certitudes et préjugés aux éclats, dans une expérience étourdissante.

Nous nous étonnons encore devant une sculpture en porcelaine dorée à la feuille d’or, selon une technique réservée à la cour souveraine, qui représente la pop star Michael Jackson assis et tenant sur les genoux le chimpanzé Bubbles.

La sophistication de l’œuvre décrite comme une pietà tout comme son anachronisme mettent en évidence le destin tragique de la star adulée qui se transforme à souhait pour correspondre aux idéaux et aux désirs d’une société, au risque de perdre son identité et son âme – rappel lancinant de cette dualité inhérente à chaque œuvre entre authenticité et duplicité, pérennité et réalité éphémère.

Pour clôturer ce parcours sidérant, reprenons les mots de l’artiste qui nous offre encore un fois matière à réflexion : «Mon langage est celui du baroque, à l’instar de l’église qui se sert du baroque pour manipuler et séduire, mais qui en échange offre au public une expérience spirituelle.»

Nous sortons la tête bourdonnante de cette visite intense, avec pour seule certitude d’avoir rencontré un personnage étonnant, désopilant et détonant à l’extrême !

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