Beit Tabaris a inauguré, le dimanche 16 octobre, sa première saison musicale qui s’annonce particulièrement riche. Retour sur le premier récital de cette série avec la virtuose en herbe Aliénor Khalifé qui a réussi à galvaniser le public dans un magnifique programme regroupant d’incontournables compositeurs des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, marqué par des moments forts qui n’excluent toutefois pas certains passages insipides.
Le dimanche 16 octobre, des flots d’harmonies ont envahi la petite salle de concert de Beit Tabaris, désormais pavoisée aux scintillantes couleurs de sa première saison musicale qui s’annonce prometteuse. À cette occasion, la jeune pianiste Aliénor Khalifé a offert à l’auditoire une lecture passionnante des grandes pages du répertoire pianistique, qu’elle connaît et maîtrise jusqu’aux moindres recoins, parvenant par moments à une incoercible puissance tellurique, notamment dans les pièces romantiques de la soirée. L’acoustique a toutefois joué quelques tours à la musicienne qui a pourtant porté, avec audace, de titanesques chefs-d’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992), Franz Schubert (1797-1828) et Frédéric Chopin (1810-1849) à des sommets interprétatifs. Bien que subtiles quelques fois, certaines de ses idées (ou ses errances, comme aurait dit le puriste) musicales ne vont pas toujours dans le sens des œuvres, et plus précisément de celle de Jean-Sébastien Bach (Suite anglaise no.2 en la mineur, BWV 807) qui, sous ses doigts, embaumait d’un excès de romantisme.
Le prélude no.1 (La Colombe) d’Olivier Messiaen, basée sur la gamme octatonique de son second mode à transposition limitée, ouvre le concert, plaçant explicitement la soirée sous le signe de la virtuosité. Dès les premiers accords, le discours musical de Khalifé se veut très construit, mettant admirablement en lumière l’architecture symétrique de l’œuvre. La pianiste offre ainsi des sonorités d’une complémentarité palpitante, scandant, en narrateur éloquent, la ligne mélodique, présentée en octaves, et cernée d’une part d’accords miroitants dans le registre aigu, et d’autre part d’un rythme constant dans le registre grave. Doigté précis, accords plaqués, attaques vives, jeu de pédale équilibrés, le phrasé d’Aliénor Khalifé, d’une plénitude exquise, génère des timbres aussi colorés que perspicaces, et marie les dissonances avec subtilité, créant un effet de fausse note très harmonieux. Après avoir gratifié le public d’une interprétation contemporaine assez brillante, la jeune pianiste jalonne les siècles jusqu’à l’époque baroque de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), joignant de ce fait les deux extrêmes de la musique d’art européenne.
Aliénor Khalifé se lance donc à corps perdu dans les dédales enchanteurs de la partition du cantor de Leipzig : la Suite anglaise no.2 en la mineur, BWV 807. Véhémente, la musicienne a beau réussir somptueusement les épreuves techniques imposées par le chef-d’œuvre bachien, sa conception de la pièce, exagérément imbibée du ferment du romantisme, certes virtuose, mais quelque peu éloignée de l’aspect baroque de la partition, déçoit de prime abord. Sa version débordante de lyrisme laisse toutefois à l’auditeur une place pour qu’il s’immisce dans l’espace poétique qu’elle a soyeusement concoctée. Elle égrène ainsi, avec aisance, et comme intuitivement, les six mouvements de la Suite anglaise sans aucun temps mort : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Bourrée (I et II) et Gigue. Le toucher délicat de la pianiste plonge l’auditoire dans une atmosphère intimiste, notamment dans l’Allemande et la Sarabande, d’où émane une poésie profondément suggestive. Quant à la Bourrée, où on attendait un entrain rythmique bien dosé, la soliste désenchante par un tempo relativement rapide, ne permettant pas de disposer du temps nécessaire pour assimiler le monde énigmatique et idyllique de Bach. On retiendra particulièrement de cette interprétation la maîtrise parfaite des fioritures baroques, notamment les mordants d’une infime précision dans la Courante et la Gigue finale.
La deuxième partie du concert est scrupuleusement agencée autour de compositions romantiques. Incontestable poète du piano, Aliénor Khalifé effleure les touches du vieux Bösendorfer qui revêt aussitôt un aspect orchestral. Avant de s’adonner, corps et âme, à l’exploration de l’univers éthéré des romantiques, la musicienne libanaise propose une lecture systématique d’une œuvre de Wadih Sabra, un compositeur toujours méconnu par le public libanais (et à juste titre ?), la Polka Orientale. Si son jeu constant, agrémenté de nuances versicolores et de rubati bien articulés, donne vie à cette pièce dépouillée, le phrasé devient, à plusieurs reprises, mou dû à un usage excessif de la pédale, si bien que l’on peine à distinguer la polyphonie de ce morceau néoclassique relevant de l’exotisme orientaliste musical européen. Dernier accord prononcé, il est temps de revenir aux choses sérieuses avec les treize variations sur un thème d’Anselm Hüttenbrenner, D576, de Schubert.
En composant ces dernières, le compositeur autrichien fut probablement influencé par le thème du mouvement lent du Quatuor à cordes en mi majeur, op.12 de son « cher buveur de café, de vin et de punch » Hüttenbrenner. La solidité du jeu de Khalifé ainsi que la justesse des inflexions de ses lignes mélodiques sont toujours au service de l’équilibre entre les sonorités qui se chevauchent pour créer une palette de teintes d’une beauté bouleversante. Cela est particulièrement décelable dans la sixième variation (mais également la onzième) qu’elle aborde avec une extrême délicatesse, faisant de la première moitié de cette dernière, en fa mineur, un moment particulièrement émouvant. La dixième variation sera, quant à elle, émaillée de prouesse technique où la dextérité et la précision rythmique sont au rendez-vous. La pianiste libanaise clôture son concert avec la Ballade no.3 en la bémol majeur, op.47, de Chopin, une œuvre dominée par deux thèmes principaux de caractère opposé, mais unis par des éléments communs de structure mélodique de base. Le profil contrapuntique de la première partie met en exergue deux voix s’étendant dans des directions mélodiques opposées à partir d’un point central, un motif qui s’intensifie progressivement en cadences festives explosant en arpèges extatiques dans les registres graves et aigus simultanément. Le deuxième thème, quant à lui, change complètement l’ambiance. Aliénor Khalifé déploie ainsi toute sa virtuosité dans une mélodie dansante au son perlé, marquée par une puissance pianistique flamboyante, ponctuée par un rythme constamment syncopé.
Et pour finir en toute beauté, la pianiste invite le public à une incursion dans le monde onirique du Nocturne d’Edvard Grieg (1843-1907) où l’esthétique pianistique est mise au service d’une éthique qui mène l’artiste et l’auditoire à l’essence même de la musique universelle.
Le dimanche 16 octobre, des flots d’harmonies ont envahi la petite salle de concert de Beit Tabaris, désormais pavoisée aux scintillantes couleurs de sa première saison musicale qui s’annonce prometteuse. À cette occasion, la jeune pianiste Aliénor Khalifé a offert à l’auditoire une lecture passionnante des grandes pages du répertoire pianistique, qu’elle connaît et maîtrise jusqu’aux moindres recoins, parvenant par moments à une incoercible puissance tellurique, notamment dans les pièces romantiques de la soirée. L’acoustique a toutefois joué quelques tours à la musicienne qui a pourtant porté, avec audace, de titanesques chefs-d’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992), Franz Schubert (1797-1828) et Frédéric Chopin (1810-1849) à des sommets interprétatifs. Bien que subtiles quelques fois, certaines de ses idées (ou ses errances, comme aurait dit le puriste) musicales ne vont pas toujours dans le sens des œuvres, et plus précisément de celle de Jean-Sébastien Bach (Suite anglaise no.2 en la mineur, BWV 807) qui, sous ses doigts, embaumait d’un excès de romantisme.
Deux extrêmes
Le prélude no.1 (La Colombe) d’Olivier Messiaen, basée sur la gamme octatonique de son second mode à transposition limitée, ouvre le concert, plaçant explicitement la soirée sous le signe de la virtuosité. Dès les premiers accords, le discours musical de Khalifé se veut très construit, mettant admirablement en lumière l’architecture symétrique de l’œuvre. La pianiste offre ainsi des sonorités d’une complémentarité palpitante, scandant, en narrateur éloquent, la ligne mélodique, présentée en octaves, et cernée d’une part d’accords miroitants dans le registre aigu, et d’autre part d’un rythme constant dans le registre grave. Doigté précis, accords plaqués, attaques vives, jeu de pédale équilibrés, le phrasé d’Aliénor Khalifé, d’une plénitude exquise, génère des timbres aussi colorés que perspicaces, et marie les dissonances avec subtilité, créant un effet de fausse note très harmonieux. Après avoir gratifié le public d’une interprétation contemporaine assez brillante, la jeune pianiste jalonne les siècles jusqu’à l’époque baroque de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), joignant de ce fait les deux extrêmes de la musique d’art européenne.
Aliénor Khalifé se lance donc à corps perdu dans les dédales enchanteurs de la partition du cantor de Leipzig : la Suite anglaise no.2 en la mineur, BWV 807. Véhémente, la musicienne a beau réussir somptueusement les épreuves techniques imposées par le chef-d’œuvre bachien, sa conception de la pièce, exagérément imbibée du ferment du romantisme, certes virtuose, mais quelque peu éloignée de l’aspect baroque de la partition, déçoit de prime abord. Sa version débordante de lyrisme laisse toutefois à l’auditeur une place pour qu’il s’immisce dans l’espace poétique qu’elle a soyeusement concoctée. Elle égrène ainsi, avec aisance, et comme intuitivement, les six mouvements de la Suite anglaise sans aucun temps mort : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Bourrée (I et II) et Gigue. Le toucher délicat de la pianiste plonge l’auditoire dans une atmosphère intimiste, notamment dans l’Allemande et la Sarabande, d’où émane une poésie profondément suggestive. Quant à la Bourrée, où on attendait un entrain rythmique bien dosé, la soliste désenchante par un tempo relativement rapide, ne permettant pas de disposer du temps nécessaire pour assimiler le monde énigmatique et idyllique de Bach. On retiendra particulièrement de cette interprétation la maîtrise parfaite des fioritures baroques, notamment les mordants d’une infime précision dans la Courante et la Gigue finale.
Univers éthéré
La deuxième partie du concert est scrupuleusement agencée autour de compositions romantiques. Incontestable poète du piano, Aliénor Khalifé effleure les touches du vieux Bösendorfer qui revêt aussitôt un aspect orchestral. Avant de s’adonner, corps et âme, à l’exploration de l’univers éthéré des romantiques, la musicienne libanaise propose une lecture systématique d’une œuvre de Wadih Sabra, un compositeur toujours méconnu par le public libanais (et à juste titre ?), la Polka Orientale. Si son jeu constant, agrémenté de nuances versicolores et de rubati bien articulés, donne vie à cette pièce dépouillée, le phrasé devient, à plusieurs reprises, mou dû à un usage excessif de la pédale, si bien que l’on peine à distinguer la polyphonie de ce morceau néoclassique relevant de l’exotisme orientaliste musical européen. Dernier accord prononcé, il est temps de revenir aux choses sérieuses avec les treize variations sur un thème d’Anselm Hüttenbrenner, D576, de Schubert.
En composant ces dernières, le compositeur autrichien fut probablement influencé par le thème du mouvement lent du Quatuor à cordes en mi majeur, op.12 de son « cher buveur de café, de vin et de punch » Hüttenbrenner. La solidité du jeu de Khalifé ainsi que la justesse des inflexions de ses lignes mélodiques sont toujours au service de l’équilibre entre les sonorités qui se chevauchent pour créer une palette de teintes d’une beauté bouleversante. Cela est particulièrement décelable dans la sixième variation (mais également la onzième) qu’elle aborde avec une extrême délicatesse, faisant de la première moitié de cette dernière, en fa mineur, un moment particulièrement émouvant. La dixième variation sera, quant à elle, émaillée de prouesse technique où la dextérité et la précision rythmique sont au rendez-vous. La pianiste libanaise clôture son concert avec la Ballade no.3 en la bémol majeur, op.47, de Chopin, une œuvre dominée par deux thèmes principaux de caractère opposé, mais unis par des éléments communs de structure mélodique de base. Le profil contrapuntique de la première partie met en exergue deux voix s’étendant dans des directions mélodiques opposées à partir d’un point central, un motif qui s’intensifie progressivement en cadences festives explosant en arpèges extatiques dans les registres graves et aigus simultanément. Le deuxième thème, quant à lui, change complètement l’ambiance. Aliénor Khalifé déploie ainsi toute sa virtuosité dans une mélodie dansante au son perlé, marquée par une puissance pianistique flamboyante, ponctuée par un rythme constamment syncopé.
Et pour finir en toute beauté, la pianiste invite le public à une incursion dans le monde onirique du Nocturne d’Edvard Grieg (1843-1907) où l’esthétique pianistique est mise au service d’une éthique qui mène l’artiste et l’auditoire à l’essence même de la musique universelle.
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