La guerre en Ukraine n’a pas généré de dynamiques nouvelles au Proche-Orient, mais a confirmé et accéléré des processus déjà en œuvre depuis les printemps arabes: c’est la conclusion de la table ronde organisée par l’École supérieure des Affaires Alumni, ce mardi, autour des répercussions de la guerre en Ukraine sur le Moyen-Orient.
À cette occasion, trois expertes en géopolitique ont été invitées à partager leur analyse avec le public: Agnès Levallois, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée-Moyen Orient (iReMMO), Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique, et Carole André-Dessornes, spécialiste des rapports de forces et violences au Moyen-Orient.
Alors que de nombreux pays de la région refusent de prendre des sanctions et conservent une neutralité quelque peu ambigüe vis-à-vis de Moscou, les experts sont revenus sur la perte d’influence américaine dans la région, reflet d’une autonomisation progressive du Moyen-Orient vis-à-vis de l’Occident.
La majorité des pays de la zone MENA avaient condamné l’invasion russe de l’Ukraine à travers le vote d’une résolution aux Nations-Unies, en mars dernier. L’Irak, l’Iran et l’Algérie s’étaient abstenus, le Maroc n’avait pas participé au vote, tandis que la Syrie s’était opposée à la résolution.
Une condamnation en trompe-l'œil néanmoins, et qui dissimule mal une politique « pragmatique » suivie notamment par les pays du Golfe, mais aussi par la majorité des pays de la région, qui partagent des intérêts économiques, sécuritaires et politiques avec la Russie.
La visite de Joe Biden à Ryad: retour à Canossa ou retrouvailles entre alliés?
Les experts sont ainsi revenus sur les mutations de la relation entre les États-Unis et les pays du Golfe, déclinantes depuis le second mandat Obama. Avec l’arrivée au pouvoir de la « nouvelle génération » des princes du Golfe (Mohammed ben Salmane en Arabie Saoudite, Mohammed ben Zayed aux Émirats arabes unis), la coopération avec Washington a muté d’une alliance stratégique (souvent résumée à l’équation « pétrole contre sécurité ») à un partenariat transactionnel, fluctuant au gré de la conjoncture régionale et mondiale.
Parmi les raisons d’une telle prise de distance, les experts ont cité plusieurs errements de la politique étrangère américaine dans la région, entre le retrait désastreux d’Afghanistan, l’échec de l’accord sur le nucléaire iranien, et la dé-priorisation de la région au profit de l’Asie. Des erreurs stratégiques qui ont coûté cher aux États-Unis, en perte d’autorité et de crédibilité dans une région à présent ouverte à d’autres influences.
Les monarchies pétrolières du Golfe ont gardé une neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine, même si l’aigle américain fronçait fortement les sourcils. Sur cette photo, le président Poutine recevant un faucon offert par MBZ.
Dans le cadre d’une politique du « meilleur offrant », les pays du Golfe s’orientent à présent vers la Russie et la Chine pour satisfaire leurs besoins sécuritaires et économiques. Ces nouveaux partenaires s'avèrent plus accommodants, surtout lorsqu'il s'agit des différends liés aux atteintes aux droits de l’homme, ce qui enlève une épine au pied des pays de la région. L’Arabie Saoudite, notamment, avait payé le prix fort après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, auprès de ses alliés occidentaux.
Les négociations directes entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, menées parallèlement aux discussions multilatérales sur l’accord nucléaire, révèlent une méfiance croissante contre la médiation occidentale, perçue comme peu fiable, selon les intervenants.
L’alliance russo-saoudienne au sein de l'Opep+ exaspère Washington
Cette nouvelle donne géopolitique est à l’origine du refus des États de la région de se plier aux injonctions occidentales les obligeant à couper les relations avec la Russie. Au contraire, la coopération se poursuit avec Moscou dans le cadre de l’Opep+. Les pays arabes du Cartel et la Russie se sont même entendus sur une nouvelle baisse de la production pétrolière début octobre au grand dam de l'administration Biden. Le président américain avait fait le déplacement à Ryad pour réclamer une baisse de la production du brut. Une telle décision va à l’encontre des intérêts des pays occidentaux, aux prises avec une inflation galopante et cherchant à tarir la rente pétrolière russe. Elle révèle au grand jour la volonté d’émancipation des monarchies du Golfe vis-à-vis des États-Unis.
Face à l’incertitude liée à la présence américaine, la Russie se présente aux yeux des pays arabes en allié fiable, promoteur de la stabilité et médiateur efficace. Sur le plan des valeurs, Moscou représente un «contre-modèle», conservateur et autoritaire, qui conviennent bien mieux aux régimes autocrates que les principes de démocratie véhiculés par l’Occident.
Si la guerre en Ukraine mobilise considérablement les ressources militaires russes, la Syrie n’est pas pour autant délaissée par le Kremlin, qui y conserve un dispositif réduit, mais effectif: les soldats réguliers envoyés en Ukraine ont été le plus souvent remplacés par des membres de la police militaire, plus adaptée aux réalités du terrain syrien.
De même, les intervenants ont signalé les efforts russes pour faire réintégrer Damas dans le jeu diplomatique régional, ce qui lui permettrait d’alléger sa présence sur le terrain en assurant ses arrières. Ainsi, Moscou serait à l’origine du rapprochement actuel entre la Turquie et la Syrie.
S’il n’est pas la priorité de la Russie, empêtré dans la guerre qu’elle a déclenchée en Ukraine, le Moyen-Orient demeure un espace essentiel de projection de la puissance russe, qu’elle soit économique, militaire ou culturelle. Le but est double: contourner les sanctions occidentales en conservant l’accès aux marchés et aux ressources de la région, et prouver que la Russie n’est pas isolée diplomatiquement.
La région conserve une importance clef dans le débat interne entre les responsables russes, qui craignent un écroulement de leurs positions, soigneusement construites au fil des années, au Moyen-Orient. Celles-ci reposaient sur trois piliers clefs, à savoir les succès enregistrés en Syrie, une diplomatie capable de dialoguer avec tous les acteurs régionaux et une image de garant de la stabilité face à un Occident perçu parfois comme belliqueux.
Le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping.
Visite de Vladimir Poutine à Téhéran, tournée de Lavrov dans la région, rencontres avec les dirigeants turcs, des monarchies du Golfe: la diplomatie russe ne ménage pas sa peine pour conserver sa stature, et n’hésite pas à actionner le levier de l’anti-occidentalisme primaire, présentant l’invasion de l’Ukraine comme une lutte contre l’hégémonie occidentale.
Cependant, cette crédibilité considérable pourrait s’effondrer d’un moment à l’autre, selon les développements de la guerre en Ukraine. De même, la Russie, affaiblie, pourrait rapidement se retrouver prisonnière de ses alliances avec l’Iran (qui lui a récemment fourni des armes) et avec la Chine, de plus en plus présente dans la région, selon les experts.
Entre l’augmentation des prix des céréales et la crise énergétique, de nombreux pays de la région font face à une crise économique effroyable, susceptible d’alimenter le mécontentement vis-à-vis des régimes en place et d’engendrer une instabilité interne.
Les présidents russe, Poutine, iranien, Raïssi, et turc, Erdogan.
Le « naufrage » des pays pauvres en ressources naturelles contraste avec la prospérité insolente des pays producteurs de pétrole, ce qui accentue les disparités régionales. Une réalité qui revêt une dimension géopolitique, car le premier groupe de pays, en plein naufrage économique, pourra mener une politique de suivisme envers les monarchies du Golfe, en échange d’investissements et d’aides financières. C’est ainsi le cas de l’Égypte, touchée de plein fouet par la crise du blé, dont la politique étrangère est de plus en plus alignée sur les intérêts saoudiens et émiratis.
La séance inaugurale du "Davos du désert" en Arabie Saoudite.
Au contraire, les pays du Golfe, fragilisés durant la dernière décennie par des années de recettes pétrolières maigres, renouent avec une croissance économique insolente face aux grandes puissances. Ainsi, l’Arabie Saoudite, qui organise son « Davos du Désert » se voit comme l’un des « nouveaux centres mondiaux » et ne recule pas d’un iota face aux demandes occidentales d’agir sur le prix des hydrocarbures.
Une géopolitique régionale bouleversée, des rapports de force renversés, des économies en tourment: la guerre en Ukraine a rebattu de nombreuses cartes, mais, selon les experts, le Moyen-Orient reste toujours l’espace dans lequel s’affrontent les grandes puissances mondiales.
À cette occasion, trois expertes en géopolitique ont été invitées à partager leur analyse avec le public: Agnès Levallois, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée-Moyen Orient (iReMMO), Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique, et Carole André-Dessornes, spécialiste des rapports de forces et violences au Moyen-Orient.
Alors que de nombreux pays de la région refusent de prendre des sanctions et conservent une neutralité quelque peu ambigüe vis-à-vis de Moscou, les experts sont revenus sur la perte d’influence américaine dans la région, reflet d’une autonomisation progressive du Moyen-Orient vis-à-vis de l’Occident.
La consolidation du monde multipolaire depuis le Moyen-Orient
La majorité des pays de la zone MENA avaient condamné l’invasion russe de l’Ukraine à travers le vote d’une résolution aux Nations-Unies, en mars dernier. L’Irak, l’Iran et l’Algérie s’étaient abstenus, le Maroc n’avait pas participé au vote, tandis que la Syrie s’était opposée à la résolution.
Une condamnation en trompe-l'œil néanmoins, et qui dissimule mal une politique « pragmatique » suivie notamment par les pays du Golfe, mais aussi par la majorité des pays de la région, qui partagent des intérêts économiques, sécuritaires et politiques avec la Russie.
La visite de Joe Biden à Ryad: retour à Canossa ou retrouvailles entre alliés?
Les experts sont ainsi revenus sur les mutations de la relation entre les États-Unis et les pays du Golfe, déclinantes depuis le second mandat Obama. Avec l’arrivée au pouvoir de la « nouvelle génération » des princes du Golfe (Mohammed ben Salmane en Arabie Saoudite, Mohammed ben Zayed aux Émirats arabes unis), la coopération avec Washington a muté d’une alliance stratégique (souvent résumée à l’équation « pétrole contre sécurité ») à un partenariat transactionnel, fluctuant au gré de la conjoncture régionale et mondiale.
Parmi les raisons d’une telle prise de distance, les experts ont cité plusieurs errements de la politique étrangère américaine dans la région, entre le retrait désastreux d’Afghanistan, l’échec de l’accord sur le nucléaire iranien, et la dé-priorisation de la région au profit de l’Asie. Des erreurs stratégiques qui ont coûté cher aux États-Unis, en perte d’autorité et de crédibilité dans une région à présent ouverte à d’autres influences.
Les monarchies pétrolières du Golfe ont gardé une neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine, même si l’aigle américain fronçait fortement les sourcils. Sur cette photo, le président Poutine recevant un faucon offert par MBZ.
Dans le cadre d’une politique du « meilleur offrant », les pays du Golfe s’orientent à présent vers la Russie et la Chine pour satisfaire leurs besoins sécuritaires et économiques. Ces nouveaux partenaires s'avèrent plus accommodants, surtout lorsqu'il s'agit des différends liés aux atteintes aux droits de l’homme, ce qui enlève une épine au pied des pays de la région. L’Arabie Saoudite, notamment, avait payé le prix fort après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, auprès de ses alliés occidentaux.
Les négociations directes entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, menées parallèlement aux discussions multilatérales sur l’accord nucléaire, révèlent une méfiance croissante contre la médiation occidentale, perçue comme peu fiable, selon les intervenants.
L’alliance russo-saoudienne au sein de l'Opep+ exaspère Washington
Cette nouvelle donne géopolitique est à l’origine du refus des États de la région de se plier aux injonctions occidentales les obligeant à couper les relations avec la Russie. Au contraire, la coopération se poursuit avec Moscou dans le cadre de l’Opep+. Les pays arabes du Cartel et la Russie se sont même entendus sur une nouvelle baisse de la production pétrolière début octobre au grand dam de l'administration Biden. Le président américain avait fait le déplacement à Ryad pour réclamer une baisse de la production du brut. Une telle décision va à l’encontre des intérêts des pays occidentaux, aux prises avec une inflation galopante et cherchant à tarir la rente pétrolière russe. Elle révèle au grand jour la volonté d’émancipation des monarchies du Golfe vis-à-vis des États-Unis.
La place de la Russie
Face à l’incertitude liée à la présence américaine, la Russie se présente aux yeux des pays arabes en allié fiable, promoteur de la stabilité et médiateur efficace. Sur le plan des valeurs, Moscou représente un «contre-modèle», conservateur et autoritaire, qui conviennent bien mieux aux régimes autocrates que les principes de démocratie véhiculés par l’Occident.
Si la guerre en Ukraine mobilise considérablement les ressources militaires russes, la Syrie n’est pas pour autant délaissée par le Kremlin, qui y conserve un dispositif réduit, mais effectif: les soldats réguliers envoyés en Ukraine ont été le plus souvent remplacés par des membres de la police militaire, plus adaptée aux réalités du terrain syrien.
De même, les intervenants ont signalé les efforts russes pour faire réintégrer Damas dans le jeu diplomatique régional, ce qui lui permettrait d’alléger sa présence sur le terrain en assurant ses arrières. Ainsi, Moscou serait à l’origine du rapprochement actuel entre la Turquie et la Syrie.
S’il n’est pas la priorité de la Russie, empêtré dans la guerre qu’elle a déclenchée en Ukraine, le Moyen-Orient demeure un espace essentiel de projection de la puissance russe, qu’elle soit économique, militaire ou culturelle. Le but est double: contourner les sanctions occidentales en conservant l’accès aux marchés et aux ressources de la région, et prouver que la Russie n’est pas isolée diplomatiquement.
La région conserve une importance clef dans le débat interne entre les responsables russes, qui craignent un écroulement de leurs positions, soigneusement construites au fil des années, au Moyen-Orient. Celles-ci reposaient sur trois piliers clefs, à savoir les succès enregistrés en Syrie, une diplomatie capable de dialoguer avec tous les acteurs régionaux et une image de garant de la stabilité face à un Occident perçu parfois comme belliqueux.
Le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping.
Visite de Vladimir Poutine à Téhéran, tournée de Lavrov dans la région, rencontres avec les dirigeants turcs, des monarchies du Golfe: la diplomatie russe ne ménage pas sa peine pour conserver sa stature, et n’hésite pas à actionner le levier de l’anti-occidentalisme primaire, présentant l’invasion de l’Ukraine comme une lutte contre l’hégémonie occidentale.
Cependant, cette crédibilité considérable pourrait s’effondrer d’un moment à l’autre, selon les développements de la guerre en Ukraine. De même, la Russie, affaiblie, pourrait rapidement se retrouver prisonnière de ses alliances avec l’Iran (qui lui a récemment fourni des armes) et avec la Chine, de plus en plus présente dans la région, selon les experts.
Fragilité économique
Entre l’augmentation des prix des céréales et la crise énergétique, de nombreux pays de la région font face à une crise économique effroyable, susceptible d’alimenter le mécontentement vis-à-vis des régimes en place et d’engendrer une instabilité interne.
Les présidents russe, Poutine, iranien, Raïssi, et turc, Erdogan.
Le « naufrage » des pays pauvres en ressources naturelles contraste avec la prospérité insolente des pays producteurs de pétrole, ce qui accentue les disparités régionales. Une réalité qui revêt une dimension géopolitique, car le premier groupe de pays, en plein naufrage économique, pourra mener une politique de suivisme envers les monarchies du Golfe, en échange d’investissements et d’aides financières. C’est ainsi le cas de l’Égypte, touchée de plein fouet par la crise du blé, dont la politique étrangère est de plus en plus alignée sur les intérêts saoudiens et émiratis.
La séance inaugurale du "Davos du désert" en Arabie Saoudite.
Au contraire, les pays du Golfe, fragilisés durant la dernière décennie par des années de recettes pétrolières maigres, renouent avec une croissance économique insolente face aux grandes puissances. Ainsi, l’Arabie Saoudite, qui organise son « Davos du Désert » se voit comme l’un des « nouveaux centres mondiaux » et ne recule pas d’un iota face aux demandes occidentales d’agir sur le prix des hydrocarbures.
Une géopolitique régionale bouleversée, des rapports de force renversés, des économies en tourment: la guerre en Ukraine a rebattu de nombreuses cartes, mais, selon les experts, le Moyen-Orient reste toujours l’espace dans lequel s’affrontent les grandes puissances mondiales.
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