Clara Dupont Monod fait parler les pierres
Dans le cadre du festival Beyrouth Livres, rencontre lumineuse avec l’écrivaine Clara Dupont Monod qui s’articule principalement autour de son livre S’adapter, récompensé par le Landerneau 2021, le Femina 2021 et le Goncourt des lycéens 2021.



L’écrivaine vient d’une famille protestante notoire attachée à son appartenance. Sous Louis XV, sa famille préfère l’exil à l’abjuration. Clara Dupont Monod est habitée par les valeurs, l’importance de la parole, des serments, et passionnée d’histoire et de Moyen Âge. Journaliste dans l’équipe de la Matinale sur Canal+ et chroniqueuse sur France Inter, elle a écrit une dizaine de romans qui portent son empreinte particulière. En 2015, elle a participé à l’émission Secrets d’histoire, consacrée à Aliénor d’Aquitaine à qui elle a consacré deux romans: La Révolte et Le Roi disait que j’étais diable. Elle est également éditrice chez Denoël et directrice des éditions Jean-Claude Lattès. Autour de son grand succès couronné, nous avons eu cet entretien.



Dans votre dernier roman, S’adapter, qui a reçu trois prix prestigieux dont le Goncourt des lycées 2021, ce sont les pierres de la maison qui racontent le récit. Pourquoi avez-vous choisi ce narrateur multiple, hors du commun et qui rompt avec les dispositifs narratifs?

Pour deux raisons. Le piège c’était d’éviter le trop-plein d’émotions, le pathos. J’ai cherché également la bonne distance bienveillante, mais neutre. Je ne l’ai trouvée qu’en faisant parler les pierres. Les écrivains passent devant les ruines en disant: Ah si les pierres pouvaient parler! Moi je les vois comme de vieilles dames bienveillantes qui ont tout vu. Elles ont servi de banc, de toit, de mur. Elles connaissent très bien l’humain. Moi-même, j’ai grandi dans un paysage, les Cévennes, fait de pierres, avec un père qui donnait des prénoms aux pierres.

Les pierres qui soutiennent la maison au sens propre ne sont-elles pas le symbole de la fratrie qui soutient la maison au sens figuré?

Totalement. Dans les Cévennes, on a des murs de pierre sans ciment, sans liant. Elles tiennent par un équilibre miraculeux. Et s’il y a un orage entraînant la chute des murs, on reconstruira avec les mêmes pierres. C’est la symbolique de la famille, de la fratrie, des amis, de tous ces beaux sentiments qui nous font tenir ensemble.

Le livre ne va pas par quatre chemins pour défendre les grandes valeurs qui sont en train de s’effacer. Est-ce un livre antimoderne?

En écrivant le livre, j’ai pensé que c’est le livre le moins moderne que l’on puisse écrire! C’est anti-réseaux sociaux et l’action se déroule justement à une époque où il n’y a pas internet. Il s’agit de rapports humains, de rapports entre les gens. C’est un hommage à la famille, aux grands sentiments, aux grands serments, car je pense que la vie est fondée sur des serments. C’est très médiéval, mais ô combien d’actualité! Et je me suis dit c’est vraiment le livre à rebours de toute l’époque et le fait que les lycéens l’avaient choisi, le fait que c’est le Goncourt d’Orient qui l’ait choisi, le Femina aussi, c’est qu’il n’est pas si antimoderne que ça. C’est peut-être ces grands élans, ces liens solides dont on a plus que jamais besoin aujourd’hui.



C’est aussi parce qu’il y a une histoire avec un début et une fin, un sens sur lequel se construit l’intrigue et se construisent les personnages, qui se confond avec le désir du lecteur de se reconstruire au fil des pages?

Tout à fait. On est dans le registre du conte. D’ailleurs la première phrase commence ainsi: «Un jour dans une famille est né un enfant inadapté.» C’est comme «Il était une fois dans une forêt lointaine…» Mon goût personnel restera pour toujours avec «Raconte-moi une histoire...»

Nous sommes aux antipodes du nouveau roman. Les gens ont-ils besoin d’un retour aux sources?


Notre histoire littéraire est faite de fractures, elle est faite de choses qu’on expérimente et après on passe à autre chose, ce qui est génial et crée du mouvement. Dans mon roman, il y a une base autobiographique avec beaucoup de fiction. Ce qui m’a aidée c’est le fait qu’on soit dans la tradition presque de l’oralité. Ça me permettait aussi d’équilibrer et de faire un récit dans lequel quelqu’un qui ne connaît pas le handicap puisse quand même se retrouver. Vous voyez donc cette idée de conte, de la grande fiction avec des visages flous, ça va tenter de se tourner vers l’universel.

Par ailleurs, les lecteurs aussi recherchent le mystère et quand ils ne le trouvent pas, ils sont desservis. En revanche, des romans où rien ne se passe sont couronnés.

Gustave Flaubert a fait 300 pages sur une femme normande qui s’ennuie, c’est Madame Bovary. Comment fait-il quand il parle de l’ennui, quand il parle de la vie gâchée, quand il parle de l’abandon? En fait ça nous parle encore parce que c’est universel, c’est intemporel. Quand il a rendu son texte, on aurait pu dire ça se passe en Normandie, c’est une femme mal mariée, ça ne parlera jamais aux gens! Le désir de récit et de fiction est aussi vieux que l’humanité. J’ai un côté classique. J’adore les histoires où il y a du mystère, les récits du Moyen Âge. Cela ressemble à un truc de midinette, mais j’adore les robes longues, les chignons. On a besoin de rêver, de s’identifier et d’affermir une identité également. Regardez les grands textes qui ont ancré une identité, que ce soient les Grecs ou les Latins et bien sûr les médiévaux. Regardez la tradition libanaise. Vous avez des contes sublimes, un peuple, une histoire, des attentes, des revanches.

Vous n’avez donné ni prénoms ni noms à la fratrie, donc aux deux frères et à la sœur. Est-ce pour signifier qu’ils n’existent qu’en fonction de leurs attitudes envers l’inadapté?

Je n’ai pas donné de prénoms, parce je ne voulais pas donner les vrais, mes frères ayant vécu une expérience intime et n’ayant rien demandé. Nous avons vécu cette épreuve commune et cela nous a beaucoup soudés. Je ne pouvais pas prendre leurs prénoms. Déjà je n’en voulais pas. Et après je voulais qu’on oublie les personnages au profit d’une seule question: s’il faut s’adapter à l’inadapté, c’est qui le plus inadapté? Les trois sont normaux, mais handicapés devant lui. À un moment, quand la cadette essaie de le porter, elle n’arrive pas, elle le laisse tomber, à cet instant, elle est aussi handicapée que lui. Alors il n’y a pas de normalité. J’ai grandi avec ça et je ne l’ai jamais vécu comme un drame. Le fait de sortir de ma zone de confort pour me mettre à son échelle, pas de mots, pas de gestes, mais uniquement l’ouïe; cette espèce de quiétude, qui consiste à rester immobile, j’en suis sortie infiniment plus tolérante. Quand on voit quelque chose qui ne nous ressemble pas, on a le réflexe de reculer. Mais quand j’ai rencontré les lycéens, quasiment tous les élèves m’ont dit: «Je ne sais pas ce que c’est le handicap, autour de moi personne n’est handicapé. Par contre ma voix change et il faut que je m’adapte, mon corps change et il faut que je m’adapte, ma mentalité change»… l’adolescence est le moment de la grande adaptation! Par ailleurs, quand vous sortez d’une histoire d’amour, il faut vous adapter. Quand vous quittez un travail, c’est pareil. Moi je suis partie sur un cas de figure hyper précis qui rencontre l’universel. Les ressources et le courage que doivent chercher ces trois enfants, c’est notre histoire à tous. On va chercher ce courage quand quelque chose se termine dans notre vie et que l’on commence une autre. Leurs efforts à eux parlaient à nous tous, à chaque fois qu’on doit provoquer ses forces pour affronter.



Dans quelle mesure votre fratrie correspond à la fratrie du roman?

C’est plus un autoportrait en trois parties. J’ai fait des compartiments. L’aîné c’est l’amour fou, la cadette c’est la colère, le petit dernier c’est celui qui arrive après le décès de l’inadapté et qui culpabilise. Dans la vraie vie, quand j’étais enfant, j’étais les trois emmêlés. Évidemment on en veut à celui qui arrive et qui met tout par terre. Mes parents ont réussi à avoir un œil sur les quatre. Personne n’a été lésé. Moi je suis très proche du dernier avec le lien qu’il avait avec ce petit fantôme. Quand il arrive, il n’a jamais connu l’inadapté. On a tous perdu quelqu’un qu’on aimait. On ne l’oublie pas, car l’oubli est une deuxième mort, mais avancer avec le souvenir de nos absents, c’est l’histoire de l’humanité. Les esprits de la montagne, le vent, le ciel, la rivière, l’orage, les pierres, l’arbre portent la mémoire des humains qui les ont traversés. J’y crois beaucoup. J’ai pris des scènes en revanche que nous avons vécues tous les trois, que j’ai incorporées à la fiction. Par exemple ma grand-mère, elle n’existe pas. Mes frères m’ont demandé d’où je sortais cette grand-mère! En fait, j’ai pris des petits bouts de grand-mère, d’une vieille tante. J’ai mis aussi ma grand-mère idéale. Aimer beaucoup le Moyen Âge m’a terriblement aidée. J’ai fait des études d’ancien français, dont les textes du Moyen Âge, quand la littérature disait le monde. Ça ne pouvait passer que par la fiction, les chevaliers, les aventures de Renart, le Graal, Tristan et Iseult…

Est-ce un roman sur la culpabilité, la responsabilité, mais tellement subtil que la morale s’invite sans peser lourd? Est-ce un roman protestant?

Le protestantisme ne contient pas une dimension de culpabilité, car tout simplement il n’y a pas d’enfer ni de paradis, contrairement au catholicisme. C’est plus une philosophie. Je ne suis pas croyante, mais je me dis protestante, car je pense que fondamentalement, philosophiquement je le suis. Il n’y a pas d’intermédiaire entre soi et Dieu, il n’y a pas de confessionnal ni de péchés. Le fait de s’enfermer avec un prêtre pour se confesser fait rigoler les protestants. On fait ce qu’on peut quand on est protestant. La foi ne vaut que si elle est remise en question tout le temps, si elle est couplée au doute. Les gens qui sont extrêmement loyaux, la force du serment c’était la religion la plus médiévale.



Dans vos livres vous interrogez l’altérité dans ce qu’elle a de plus marginal comme dans Nestor rend les armes ou Histoire d’une prostituée. Est-ce que vous considérez que les travailleuses du sexe sont aliénées?

À partir de ce que j’ai vu, il y a des prostituées qui sont forcées comme celle du roman et il y en a d’autres, beaucoup plus minoritaires, pour qui c’est un choix. Moi je ne me permettrais jamais de juger. Celle du livre fait partie de la marge. Qu’est-ce que faire l’amour à plus de dix hommes chaque nuit, menacée par un proxénète qui vous laisse à peine de quoi régler chambre d’hôtel et repas? Une prostituée peut-elle avoir une vie privée? Peut-elle s’aimer elle-même? Espère-t-elle un jour reprendre une vie normale? Ce qui m’a toujours habitée c’est la marge, c’est pourquoi j’ai écrit sur un homme obèse Nestor rend les armes. Un jour je suis montée dans un bus et il y avait un monsieur très gros qui essayait de monter. Je l’ai vu transpirer, il a fourni un énorme effort et dans le bus on pouvait voir comme un spectacle de haine et je me suis rendu compte que c’était là le seul handicap qu’on reprochait à la personne. Personne ne va reprocher à un aveugle de ne pas voir ou à un sourd de ne pas entendre, c’est comme si on lui disait tu n’as qu’à manger moins et pourtant… Il était comme exilé dans son propre corps.
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