Deux thérapies brèves, respectivement menées lors de ses deux premiers divorces, avaient permis à mon patient, selon ses termes, de «décharger la colère accumulée et de trouver de mièvres consolations». Je lui ai demandé: «Avez-vous pu retirer de ces expériences quelque éclairage sur la mécanique de cette répétition dans laquelle vous semblez pris?» Il a répondu: «Vous n’ignorez quand même pas que les psys, pérorant comme des poules, savent tout et ne servent à rien! J’espère que vous ferez un peu mieux que ça pour vous occuper de moi! J’ai été gratifié d’une empathie gnangnan et d’une pluie de bons conseils sur la manière de me comporter avec les femmes, qui viennent de Vénus comme chacun sait; tandis que moi, en bon homme de base, je suis resté sur ma planète Mars.» Mon patient ne manquait ni de références ni d’esprit ironique. Sans relever le trait destiné aux «psys», je lui ai dit: «Homme ou femme, nous sommes tous, à un égard ou un autre, des Martiens pour nous-mêmes. Cela s’appelle l’inconscient.»
À la séance suivante, il a repris en ces termes: «Vous connaissez cette phrase de Churchill: “Le succès, c’est être capable d’aller d’échec en échec sans jamais perdre son enthousiasme”?» Après une pause, il a ajouté: «Eh bien, je viens de vous révéler le secret de mon succès auprès des femmes.» Je lui ai fait signe de continuer. Il a dit alors: «Vous m’aviez demandé comment j’en suis arrivé là avec ma troisième femme. Comme j’avais décidé de me passer des lumières des psys, j’y suis allé au vieux bon sens. J’ai volontairement choisi, en la personne de Graziella, l’exact contraire de mes premières épouses, vous savez, les deux machines de guerre. Graziella avait vingt-cinq ans lorsque je l’ai rencontrée. Il fallait sans cesse la rassurer et la protéger; c’était parfois fatigant, mais son côté biche effarouchée me touchait. Je n’ai pas éprouvé pour elle cette sidération fascinée qui, dans ma rencontre avec d’autres femmes, m’avait parfois pétrifié à leur seule approche. Pourtant, dans la sensibilité intuitive qu’avait Graziella, je distinguais un potentiel charmant. Quand, dix ans plus tard, elle a voulu travailler, tout a basculé. Elle s’est enivrée de son petit succès dans le monde des relations publiques; succès, je le précise, obtenu uniquement grâce à mon aide et à mon carnet d’adresses. Elle s’est stupidement prise au sérieux, et s’est désengagée de notre mariage. Devenue égocentrique et insensible, elle s’éloignait de plus en plus, au point de ne plus vouloir me parler de rien, et de se rendre complètement insaisissable. Je lui ai signifié qu’il ne suffisait pas de faire la mystérieuse pour l’être. Elle s’est fâchée, pensant que je la comparais à mes femmes précédentes et que je la dénigrais. Quoi que je dise ou fasse pour l’approcher, elle le prenait de travers. Aujourd’hui, elle me laisse tomber comme les autres, au prétexte ridicule que je la maltraite moralement. Je ne sais même pas si elle le pense réellement ou prépare un dossier pour me plumer!»
«Et vous, pensez-vous la maltraiter d’une quelconque manière, même involontaire, que nous écrivions mal traiter en un mot ou en deux?», l’ai-je interrogé.
Un plaidoyer pro domo, aussi brillant qu’implacable, m’a donné l’aperçu des talents d’avocat de mon patient, mais aussi de l’extrême violence de sa dialectique. Il considérait, sincèrement à n’en pas douter, qu’il avait fourni toute sa substance actuelle à sa jeune épouse, et que celle-ci avait retourné sa générosité contre lui. «Elle est venue mordre la main qui l’avait nourrie, comme la chienne de femme qu’elle est, qu’elles sont toutes», a-t-il conclu.
Le piège de «la lutte verbale à mort»
Une insulte aussi crue, universellement faite aux femmes, n’avait certainement pas pour seule fonction de parachever son récit. Il s’agissait d’une provocation, plus ou moins consciente, que m’adressait ce patient dans le transfert, et qui tendait à faire dériver notre lien vers un terrain sur lequel, à coup sûr, il excellait: la lutte verbale à mort. Ce faisant, il allait droit au piège qui, dans sa vie amoureuse, n’avait jamais manqué de se refermer sur lui. Tout à l’ivresse de se rendre maître de la partenaire ainsi anéantie, il ne voyait pas qu’il programmait à son insu l’inévitable retrait de cette partenaire, morte certes d’avoir perdu le duel, mais surtout morte pour le désir et l’amour.
Ses premières épouses, «puissantes», avait-il dit, s’étaient attachées à soutenir frontalement la lutte, en «machines de guerre» qu’elles savaient incarner pour l’occasion. Comme l’a révélé le discours ultérieur de mon patient, Graziella, elle, ne supportait pas le conflit. Dès lors qu’elle s’était mise à exister en dehors de son statut d’épouse, par son désir pour ce nouveau métier qui la passionnait, son mari en avait conçu une grande frustration: «J’étais le dindon de la farce, oublié et lésé», a-t-il dit.
Son récit en livrait l’évidence: il avait tenté de ramener sa femme dans le champ de la disponibilité conjugale au moyen de l’intimidation lourde, usant notamment de la menace de rupture. «Si tu te crois de taille à jouer les amazones et à te passer d’homme dans ta vie, dis-le immédiatement, ne cherche pas à ménager habilement la chèvre et le chou, car le stratagème ne prend pas avec moi et cela va te coûter ton couple», lui avait-il assené.
Tandis qu’il rapportait abondamment ses propos, ce patient, tout à sa passion de la joute, semblait s’adonner à quelque récit de parties d’anthologie et ne prendre aucunement la mesure de leur cruauté. Certainement très atteinte par les flèches verbales de son mari et le tour violent qu’avait pris la relation avec lui, Graziella s’y était soustraite au moyen d’une forme de disparition subjective, en laquelle elle ne lui donnait plus accès à ses pensées ni à ses sentiments.
Pris dans la répétition, pour part jouissive, de son scénario infernal, cet homme ne disposait pas du recul suffisant pour appréhender lucidement la situation et concevoir une autre solution que l’escalade. Redoublant de provocations pour déloger sa femme de sa position de retrait, il avait visiblement atteint le point de non-retour. Tous deux ravagés par la situation, le mari et la femme étaient à présent en instance de séparation, mais se trouvaient avant tout séparés par des vérités subjectives inconciliables: «je suis maltraitée» du côté de Graziella, «je suis encore abandonné» du côté de mon patient.
Celui-ci se présentait maintenant comme arc-bouté sur cette vision des choses et à vif dans ses sentiments. Il était impossible d’en appeler à sa réflexion pour mettre sa responsabilité en question. En revanche, et par bonheur en quelque sorte, mon patient avait immédiatement retranscrit dans le lien analytique certaines coordonnées de sa position dans le lien à l’autre. «Psys pérorant comme des poules» et «chiennes de femmes» d’un côté, et de l’autre «j’espère que vous ferez mieux que ça pour vous occuper de moi»: le ton était donné. Cet homme adressait à ses partenaires un mépris misogyne mordant, paradoxalement assorti d’une demande d’amour massive, aux accents exclusifs et fusionnels. La réplique de cette impasse dans le lien analytique était le signe que j’avais entre les mains le puissant levier du transfert pour amener cet homme à se déplacer dans son rapport à l’Autre féminin et à opérer une mutation durable dans sa manière d’aimer.
Si je cédais à mes difficultés à supporter ce transfert et laissais mon patient provoquer la cassure du lien analytique, je lui infligeais «un échec affectif de plus», selon ses termes liminaires. Cet échec, s’il se produisait, risquerait non seulement d’éteindre définitivement son appel à la psychanalyse, mais aussi d’accentuer son désespoir quant au possible du lien avec l’Autre féminin, voire de le faire sombrer dans une mélancolie teintée de superstition.
Neutraliser la répétition comme effet de l’inconscient dans le transfert requiert, pour le psychanalyste, d’inventer les pas-de-côté successifs qui prendront valeur d’interprétation et d’inflexion du lien analytique. Dans le cas présent, il s’agissait aussi de préserver mon désir d’analyste, à l’orée d’une cure qui s’annonçait éprouvante. Je me suis appuyée sur cette pensée: il n’y avait aucune raison que mon patient me traite différemment de quiconque dans sa vie affective et, s’il pouvait faire autrement, il n’aurait pas besoin d’une psychanalyse.
À la séance suivante, il a repris en ces termes: «Vous connaissez cette phrase de Churchill: “Le succès, c’est être capable d’aller d’échec en échec sans jamais perdre son enthousiasme”?» Après une pause, il a ajouté: «Eh bien, je viens de vous révéler le secret de mon succès auprès des femmes.» Je lui ai fait signe de continuer. Il a dit alors: «Vous m’aviez demandé comment j’en suis arrivé là avec ma troisième femme. Comme j’avais décidé de me passer des lumières des psys, j’y suis allé au vieux bon sens. J’ai volontairement choisi, en la personne de Graziella, l’exact contraire de mes premières épouses, vous savez, les deux machines de guerre. Graziella avait vingt-cinq ans lorsque je l’ai rencontrée. Il fallait sans cesse la rassurer et la protéger; c’était parfois fatigant, mais son côté biche effarouchée me touchait. Je n’ai pas éprouvé pour elle cette sidération fascinée qui, dans ma rencontre avec d’autres femmes, m’avait parfois pétrifié à leur seule approche. Pourtant, dans la sensibilité intuitive qu’avait Graziella, je distinguais un potentiel charmant. Quand, dix ans plus tard, elle a voulu travailler, tout a basculé. Elle s’est enivrée de son petit succès dans le monde des relations publiques; succès, je le précise, obtenu uniquement grâce à mon aide et à mon carnet d’adresses. Elle s’est stupidement prise au sérieux, et s’est désengagée de notre mariage. Devenue égocentrique et insensible, elle s’éloignait de plus en plus, au point de ne plus vouloir me parler de rien, et de se rendre complètement insaisissable. Je lui ai signifié qu’il ne suffisait pas de faire la mystérieuse pour l’être. Elle s’est fâchée, pensant que je la comparais à mes femmes précédentes et que je la dénigrais. Quoi que je dise ou fasse pour l’approcher, elle le prenait de travers. Aujourd’hui, elle me laisse tomber comme les autres, au prétexte ridicule que je la maltraite moralement. Je ne sais même pas si elle le pense réellement ou prépare un dossier pour me plumer!»
«Et vous, pensez-vous la maltraiter d’une quelconque manière, même involontaire, que nous écrivions mal traiter en un mot ou en deux?», l’ai-je interrogé.
Un plaidoyer pro domo, aussi brillant qu’implacable, m’a donné l’aperçu des talents d’avocat de mon patient, mais aussi de l’extrême violence de sa dialectique. Il considérait, sincèrement à n’en pas douter, qu’il avait fourni toute sa substance actuelle à sa jeune épouse, et que celle-ci avait retourné sa générosité contre lui. «Elle est venue mordre la main qui l’avait nourrie, comme la chienne de femme qu’elle est, qu’elles sont toutes», a-t-il conclu.
Le piège de «la lutte verbale à mort»
Une insulte aussi crue, universellement faite aux femmes, n’avait certainement pas pour seule fonction de parachever son récit. Il s’agissait d’une provocation, plus ou moins consciente, que m’adressait ce patient dans le transfert, et qui tendait à faire dériver notre lien vers un terrain sur lequel, à coup sûr, il excellait: la lutte verbale à mort. Ce faisant, il allait droit au piège qui, dans sa vie amoureuse, n’avait jamais manqué de se refermer sur lui. Tout à l’ivresse de se rendre maître de la partenaire ainsi anéantie, il ne voyait pas qu’il programmait à son insu l’inévitable retrait de cette partenaire, morte certes d’avoir perdu le duel, mais surtout morte pour le désir et l’amour.
Ses premières épouses, «puissantes», avait-il dit, s’étaient attachées à soutenir frontalement la lutte, en «machines de guerre» qu’elles savaient incarner pour l’occasion. Comme l’a révélé le discours ultérieur de mon patient, Graziella, elle, ne supportait pas le conflit. Dès lors qu’elle s’était mise à exister en dehors de son statut d’épouse, par son désir pour ce nouveau métier qui la passionnait, son mari en avait conçu une grande frustration: «J’étais le dindon de la farce, oublié et lésé», a-t-il dit.
Son récit en livrait l’évidence: il avait tenté de ramener sa femme dans le champ de la disponibilité conjugale au moyen de l’intimidation lourde, usant notamment de la menace de rupture. «Si tu te crois de taille à jouer les amazones et à te passer d’homme dans ta vie, dis-le immédiatement, ne cherche pas à ménager habilement la chèvre et le chou, car le stratagème ne prend pas avec moi et cela va te coûter ton couple», lui avait-il assené.
Tandis qu’il rapportait abondamment ses propos, ce patient, tout à sa passion de la joute, semblait s’adonner à quelque récit de parties d’anthologie et ne prendre aucunement la mesure de leur cruauté. Certainement très atteinte par les flèches verbales de son mari et le tour violent qu’avait pris la relation avec lui, Graziella s’y était soustraite au moyen d’une forme de disparition subjective, en laquelle elle ne lui donnait plus accès à ses pensées ni à ses sentiments.
Pris dans la répétition, pour part jouissive, de son scénario infernal, cet homme ne disposait pas du recul suffisant pour appréhender lucidement la situation et concevoir une autre solution que l’escalade. Redoublant de provocations pour déloger sa femme de sa position de retrait, il avait visiblement atteint le point de non-retour. Tous deux ravagés par la situation, le mari et la femme étaient à présent en instance de séparation, mais se trouvaient avant tout séparés par des vérités subjectives inconciliables: «je suis maltraitée» du côté de Graziella, «je suis encore abandonné» du côté de mon patient.
Celui-ci se présentait maintenant comme arc-bouté sur cette vision des choses et à vif dans ses sentiments. Il était impossible d’en appeler à sa réflexion pour mettre sa responsabilité en question. En revanche, et par bonheur en quelque sorte, mon patient avait immédiatement retranscrit dans le lien analytique certaines coordonnées de sa position dans le lien à l’autre. «Psys pérorant comme des poules» et «chiennes de femmes» d’un côté, et de l’autre «j’espère que vous ferez mieux que ça pour vous occuper de moi»: le ton était donné. Cet homme adressait à ses partenaires un mépris misogyne mordant, paradoxalement assorti d’une demande d’amour massive, aux accents exclusifs et fusionnels. La réplique de cette impasse dans le lien analytique était le signe que j’avais entre les mains le puissant levier du transfert pour amener cet homme à se déplacer dans son rapport à l’Autre féminin et à opérer une mutation durable dans sa manière d’aimer.
Si je cédais à mes difficultés à supporter ce transfert et laissais mon patient provoquer la cassure du lien analytique, je lui infligeais «un échec affectif de plus», selon ses termes liminaires. Cet échec, s’il se produisait, risquerait non seulement d’éteindre définitivement son appel à la psychanalyse, mais aussi d’accentuer son désespoir quant au possible du lien avec l’Autre féminin, voire de le faire sombrer dans une mélancolie teintée de superstition.
Neutraliser la répétition comme effet de l’inconscient dans le transfert requiert, pour le psychanalyste, d’inventer les pas-de-côté successifs qui prendront valeur d’interprétation et d’inflexion du lien analytique. Dans le cas présent, il s’agissait aussi de préserver mon désir d’analyste, à l’orée d’une cure qui s’annonçait éprouvante. Je me suis appuyée sur cette pensée: il n’y avait aucune raison que mon patient me traite différemment de quiconque dans sa vie affective et, s’il pouvait faire autrement, il n’aurait pas besoin d’une psychanalyse.
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