L’ombre de Beyrouth semblait planer à l’issue de la délibération du Jury du Prix Goncourt aujourd’hui, où deux camps opposés se sont fait face avant que le vote du président de l’Académie ne tranche pour récompenser Brigitte Giraud pour son roman « Vivre vite ». Il y va sans dire qu’au Liban, vivre vite est plus qu’une devise de vie. Devise adoptée depuis que les Libanais savent que mourir vite est tout aussi probable, voire majoritairement prépondérant.
Dans pareil cas (des ex æquo) les statuts de l’Académie Goncourt donnent au bout du compte une voix prépondérante au président, en l’occurrence Didier Decoin, qui a défendu l’ouvrage de l’autrice de 60 ans. Celui-ci a rappelé qu’il avait obtenu le Goncourt 1977 de cette manière, grâce au président du jury Hervé Bazin. C’est arrivé d’autres fois. En 1968 par exemple, Louis Aragon avait ensuite démissionné du jury parce qu’il avait le sentiment que certains s’étaient ligués pour faire échouer son poulain, François Nourissier.
La dernière lauréate en date à avoir bénéficié de la voix qui compte double du président, à savoir François Nourissier justement, était Pascale Roze en 1996. Depuis, l’Académie Goncourt évitait ce genre d’élection. « J’ai connu des présidents, à l’Académie Goncourt, qui ont toujours dit : attention, ne partons pas vers un 14e tour, car je ne veux pas avoir à user de ma deuxième voix », expliquait jeudi à la presse Pierre Assouline, juré depuis 2012. S’il y a eu avertissement, il a été vain. « Chacun a dit : moi je ne bougerai pas. Et c’est moins glorieux, je trouve, de l’emporter avec la voix du président », ajoutait-il.
Après la proclamation des quatre finalistes à Beyrouth, deux camps impossibles à réconcilier ?
M. Decoin a confirmé. « J’ai posé la question : est-ce que quelqu’un a l’impression qu’il pourrait changer d’avis ? Réponse : non, eh bien on continue ». Derrière ce débat entre deux romans, il y en avait un autre, né au moment de l’annonce des finalistes depuis Beyrouth fin octobre. La moitié du jury tenait à s’y rendre, pour marquer sa solidarité avec une grande ville francophone durement marquée par l’explosion en août 2020 des silos du port rempli de nitrate d’ammonium. L’autre moitié estimait qu’il aurait été judicieux d’annuler après les propos du ministre libanais de la Culture, Mohammad Mourtada, annonçant qu’il « ne permettrait pas à des sionistes de venir parmi nous et de répandre le venin du sionisme au Liban ». Ce ministre fait partie du mouvement chiite Amal, un allié du puissant groupe pro-iranien Hezbollah.
Ce débat a laissé des traces…
Tahar Ben Jelloun avait déclaré en octobre : « Je ne me sentirais pas en sécurité dans ce pays où on assassine assez facilement ». Contrairement aux usages, il a révélé aujourd’hui dans les couloirs du restaurant Drouant avoir voté pour Giuliano da Empoli, et lancé : « En principe on est tous solidaires » derrière le lauréat. « Cette année, moi j’ai tellement de colère que non ». « Je regrette qu’on n’ait pas couronné un grand livre », ajoutait-il. Et le Franco-Marocain de relever que la lauréate a vendu 6.000 à 7.000 exemplaires depuis août, contre environ 100.000 pour « Le Mage du Kremlin » depuis avril. Pierre Assouline, qui a aussi laissé comprendre qu’il avait voté pour l’Italo-suisse, insistait : il ne regrettait pas, comme Pascal Bruckner et Éric-Emmanuel Schmitt, d’avoir décliné le voyage au Liban. « Au contraire. Surtout quand je vois la réaction de la majorité de mes confrères journalistes, qui ont trouvé assez honteux d’être allés là-bas, de ne pas avoir été solidaires de ceux qui étaient menacés, moralement, pas seulement des menaces physiques », déclarait-il. Le secrétaire de l’Académie Goncourt, Philippe Claudel, était de ce voyage, et partisan de Brigitte Giraud. Il a éludé la controverse. Ces 14 tours de scrutin, selon lui, « ça prouve simplement que les deux derniers étaient tous les deux passionnants ».
13e femme sacrée en 120 ans
L’autrice française Brigitte Giraud a donc remporté jeudi le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires francophones, avec « Vivre vite », aux éditions Flammarion, devenant la 13e lauréate en 120 ans d’histoire de cette récompense. Ce livre est un retour sur l’engrenage d’événements improbables ayant mené à la mort de son mari. « Peut-être que les mots aident à conjurer le sort », a réagi Brigitte Giraud après l’annonce. « L’intime n’a de sens que s’il résonne avec le collectif (...) J’ai envie de penser que (les jurés) ont vu cette dimension beaucoup plus large qu’une simple vie intime, qu’une simple destinée ». La Française est la première écrivaine à recevoir le Goncourt depuis « Chanson douce » de Leïla Slimani en 2016. « Ce n’est pas en tant que femme que je reçois le prix, mais en tant que personne qui travaille la littérature depuis des années », a-t-elle souligné. Brigitte Giraud l’a emporté au 14e tour d’un scrutin très serré face à Giuliano da Empoli et son « Mage du Kremlin », grâce à la voix du président de l’Académie Goncourt Didier Decoin qui compte double. « Le Mage du Kremlin » (éditions Gallimard) est un livre « excellent » mais « plus immédiat, en prise directe avec l’actualité, moins romanesque », a estimé M. Decoin.
De son côté, Brigitte Giraud « pose avec beaucoup de simplicité et d’authenticité la question du destin », a-t-il noté, attablé chez Drouant, le restaurant parisien où les jurés délibèrent traditionnellement. Brigitte Giraud « est partie d’un deuil cruel qu’elle a ressenti, qui est poignant. Son livre a quelque chose de tragique », a-t-il relevé. Elle succède au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. L’Académie Goncourt poursuit un certain renouveau avec une autrice peu connue du grand public et pas habituée aux gros chiffres de vente. Native d’Algérie, Brigitte Giraud, 60 ans, qui réside à Lyon (centre-est de la France), a écrit une dizaine de livres, romans, essais ou nouvelles. Elle a obtenu le Goncourt de la nouvelle 2007 pour le recueil « L’amour est très surestimé ». En 2019, elle a été finaliste du prix Médicis pour « Jour de courage ».
En choisissant « Vivre vite », les jurés Goncourt élisent un récit sobre et sensible, qui a été tout de suite bien accueilli par la critique. L’autrice s’inspire du drame de sa vie, le 22 juin 1999 à Lyon, lorsque son mari Claude démarre trop vite à un feu, avec une moto trop puissante qui n’est pas la sienne, et tombe. Il ne s’en relèvera pas. Longtemps favori, Giuliano da Empoli, 49 ans, devra finalement se contenter du Grand Prix du roman de l’Académie française, qu’il a remporté fin octobre.
À nouveau présente en finale, la florissante littérature haïtienne voit encore une fois lui échapper le Goncourt, Makenzy Orcel (« Une somme humaine » chez Rivages) ne parvenant pas à s’imposer. Pas plus que Cloé Korman, autrice et plume des discours du ministre français de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, qui concourrait avec « Les Presque Sœurs », aux éditions du Seuil.
Pour sa part, le prix Renaudot - remis juste après le Goncourt dans le même restaurant parisien - a été attribué à Simon Liberati pour « Performance », sur un écrivain septuagénaire qui renoue avec le feu sacré en écrivant un scénario sur les Rolling Stones et a une relation avec une femme de près de 50 ans plus jeune que lui. Il a obtenu 6 voix parmi les membres du jury.
Le président français, Emmanuel Macron, a félicité les deux lauréats sur Twitter, « deux écrivains qui surmontent les fatalités du temps par les pouvoirs de la littérature ».
Les prix littéraires : un enjeu économique…
Les prix littéraires, qui inspirent souvent ceux souhaitant découvrir ou offrir un roman en fin d’année, sont un enjeu économique crucial. Le Goncourt en particulier garantit des centaines de milliers de ventes. Et comme le veut la tradition, Brigitte Giraud repart également avec un chèque de dix euros, que les bénéficiaires en général préfèrent encadrer plutôt que le déposer à la banque. C’est en hommage à son mari tragiquement disparu que la romancière française Brigitte Giraud a écrit « Vivre vite », sans imaginer un instant qu’il lui vaudrait le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires francophones. « Finalement, je crois que c’est un livre d’amour », a-t-elle déclaré. Brigitte Giraud avait derrière elle une certaine expérience en littérature, mais peu de notoriété auprès du grand public. Et elle s’en accommodait très bien. La liste des professions qu’elle a exercées est longue; après des études de langues (anglais, allemand, arabe) qui devaient faire d’elle une traductrice. Elle l’aura été brièvement, pour l’industrie, mais c’est vers la culture qu’elle s’est tournée. « J’ai été un peu libraire. J’ai travaillé comme journaliste, pigiste à Lyon Libération. Qu’est-ce que j’ai fait d’autre ? Conseillère littéraire pour des festivals... J’ai été éditrice aussi à un moment. Et j’ai écrit une dizaine de livres : romans, essais, nouvelles », détaille-t-elle.
Jean-Marc Roberts, son premier éditeur chez Fayard en 1997, l’avait chargée de créer une collection chez Stock. Elle l’avait baptisée La Forêt, en hommage à une chanson de The Cure, « A Forest ». Sinon, ajoute-t-elle, « j’ai pas mal voyagé en Angleterre, pour la musique, dans les années 80. J’ai vécu en Allemagne... Tout ce que j’ai pu pour m’éloigner ».
En 2001, elle avait raconté les semaines suivant la mort de son mari dans « À présent ». Elle l’appelle « le livre de la sidération, de la déflagration, du fracas juste après ». Car elle avait 36 ans, un fils très jeune, une maison qu’ils venaient d’acheter ensemble, dans laquelle elle a emménagé sans lui. Pour commencer son deuil, ce n'était pas le lieu idéal. « J’ai vécu, j’ai publié des livres. J’ai repris pied, malgré tout, même si, dans ces cas-là, on devient quelqu’un d’autre », explique-t-elle aujourd’hui.
Elle a obtenu le Goncourt de la nouvelle 2007 pour le recueil « L’amour est très surestimé ». En 2019, elle a été finaliste du prix Médicis pour « Jour de courage ».
« Je savais depuis longtemps qu’il faudrait que j’écrive le livre. Le livre qui soit à la hauteur de Claude, de notre histoire d’amour, celui qui embrasse tout ça et qui recherche la vérité, toutes les vérités », dit-elle. Mais « je n’aurais pas pu l’écrire avant une période de 20 ans, parce qu’il fallait que je sois à bonne distance ». Quand il a été temps de vendre la maison de Caluire-et-Cuire, à côté de Lyon, l’écriture est venue. Et avec elle, l’envie d’élucider certaines circonstances restées floues pendant de longues années.
Le récit, sobre, a été tout de suite bien accueilli par la critique, et a attiré l’attention de plusieurs jurys des prix d’automne. Comme dans l’accident, fruit d’une chaîne d’événements improbables, « il y a eu, là aussi, un effet domino ». En recevant son prix jeudi, elle a évoqué deux mots qui résonnent fort pour elle. « Il y a un mot qui s’appelle mektoub, qui veut dire “c’était écrit”. Il y a un autre mot qui est hasard, car il s’agit d’un homme qui tombe », d’un accident. « Je pense à la littérature et à ce que les mots permettent », a-t-elle confié. « Peut-être que les mots aident à conjurer le sort. »
Les 13 lauréates du prix Goncourt depuis sa création
Brigitte Giraud est la 13e autrice à recevoir cette récompense en 120 ans.
L’Académie Goncourt a couronné certaines des romancières les plus célèbres du XXe siècle, comme Simone de Beauvoir ou Marguerite Duras.
Mais d’autres, comme Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, ou Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française, ne l’ont jamais obtenu. Le jury, qui a décerné le prix pour la première fois en 1903, a attendu plus de 40 ans avant de consacrer une femme. Et, il n’en a jamais récompensé plus de deux pendant la même décennie.
Voici la liste des lauréates, avec le titre de leur roman et leur maison d’édition :
1944 - Elsa Triolet, « Le premier accroc coûte 200 francs » (Gallimard)
1952 - Béatrix Beck, « Léon Morin, prêtre » (Gallimard)
1954 - Simone de Beauvoir, « Les Mandarins » (Gallimard)
1962 - Anna Langfus, « Les bagages de sable » (Gallimard)
1966 - Edmonde Charles-Roux, « Oublier Palerme » (Grasset)
1979 - Antonine Maillet, « Pélagie-la-Charrette » (Grasset)
1984 - Marguerite Duras, « L’Amant » (Minuit)
1996 - Pascale Roze, « Le Chasseur Zéro » (Albin Michel)
1998 - Paule Constant, « Confidence pour confidence » (Gallimard)
2009 - Marie Ndiaye, « Trois femmes puissantes » (Gallimard)
2014 - Lydie Salvayre, « Pas pleurer » (Seuil)
2016 - Leïla Slimani, « Chanson douce » (Gallimard)
2022 - Brigitte Giraud, « Vivre vite » (Flammarion)
Bélinda Ibrahim - Avec AFP
Dans pareil cas (des ex æquo) les statuts de l’Académie Goncourt donnent au bout du compte une voix prépondérante au président, en l’occurrence Didier Decoin, qui a défendu l’ouvrage de l’autrice de 60 ans. Celui-ci a rappelé qu’il avait obtenu le Goncourt 1977 de cette manière, grâce au président du jury Hervé Bazin. C’est arrivé d’autres fois. En 1968 par exemple, Louis Aragon avait ensuite démissionné du jury parce qu’il avait le sentiment que certains s’étaient ligués pour faire échouer son poulain, François Nourissier.
La dernière lauréate en date à avoir bénéficié de la voix qui compte double du président, à savoir François Nourissier justement, était Pascale Roze en 1996. Depuis, l’Académie Goncourt évitait ce genre d’élection. « J’ai connu des présidents, à l’Académie Goncourt, qui ont toujours dit : attention, ne partons pas vers un 14e tour, car je ne veux pas avoir à user de ma deuxième voix », expliquait jeudi à la presse Pierre Assouline, juré depuis 2012. S’il y a eu avertissement, il a été vain. « Chacun a dit : moi je ne bougerai pas. Et c’est moins glorieux, je trouve, de l’emporter avec la voix du président », ajoutait-il.
Après la proclamation des quatre finalistes à Beyrouth, deux camps impossibles à réconcilier ?
M. Decoin a confirmé. « J’ai posé la question : est-ce que quelqu’un a l’impression qu’il pourrait changer d’avis ? Réponse : non, eh bien on continue ». Derrière ce débat entre deux romans, il y en avait un autre, né au moment de l’annonce des finalistes depuis Beyrouth fin octobre. La moitié du jury tenait à s’y rendre, pour marquer sa solidarité avec une grande ville francophone durement marquée par l’explosion en août 2020 des silos du port rempli de nitrate d’ammonium. L’autre moitié estimait qu’il aurait été judicieux d’annuler après les propos du ministre libanais de la Culture, Mohammad Mourtada, annonçant qu’il « ne permettrait pas à des sionistes de venir parmi nous et de répandre le venin du sionisme au Liban ». Ce ministre fait partie du mouvement chiite Amal, un allié du puissant groupe pro-iranien Hezbollah.
Ce débat a laissé des traces…
Tahar Ben Jelloun avait déclaré en octobre : « Je ne me sentirais pas en sécurité dans ce pays où on assassine assez facilement ». Contrairement aux usages, il a révélé aujourd’hui dans les couloirs du restaurant Drouant avoir voté pour Giuliano da Empoli, et lancé : « En principe on est tous solidaires » derrière le lauréat. « Cette année, moi j’ai tellement de colère que non ». « Je regrette qu’on n’ait pas couronné un grand livre », ajoutait-il. Et le Franco-Marocain de relever que la lauréate a vendu 6.000 à 7.000 exemplaires depuis août, contre environ 100.000 pour « Le Mage du Kremlin » depuis avril. Pierre Assouline, qui a aussi laissé comprendre qu’il avait voté pour l’Italo-suisse, insistait : il ne regrettait pas, comme Pascal Bruckner et Éric-Emmanuel Schmitt, d’avoir décliné le voyage au Liban. « Au contraire. Surtout quand je vois la réaction de la majorité de mes confrères journalistes, qui ont trouvé assez honteux d’être allés là-bas, de ne pas avoir été solidaires de ceux qui étaient menacés, moralement, pas seulement des menaces physiques », déclarait-il. Le secrétaire de l’Académie Goncourt, Philippe Claudel, était de ce voyage, et partisan de Brigitte Giraud. Il a éludé la controverse. Ces 14 tours de scrutin, selon lui, « ça prouve simplement que les deux derniers étaient tous les deux passionnants ».
13e femme sacrée en 120 ans
L’autrice française Brigitte Giraud a donc remporté jeudi le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires francophones, avec « Vivre vite », aux éditions Flammarion, devenant la 13e lauréate en 120 ans d’histoire de cette récompense. Ce livre est un retour sur l’engrenage d’événements improbables ayant mené à la mort de son mari. « Peut-être que les mots aident à conjurer le sort », a réagi Brigitte Giraud après l’annonce. « L’intime n’a de sens que s’il résonne avec le collectif (...) J’ai envie de penser que (les jurés) ont vu cette dimension beaucoup plus large qu’une simple vie intime, qu’une simple destinée ». La Française est la première écrivaine à recevoir le Goncourt depuis « Chanson douce » de Leïla Slimani en 2016. « Ce n’est pas en tant que femme que je reçois le prix, mais en tant que personne qui travaille la littérature depuis des années », a-t-elle souligné. Brigitte Giraud l’a emporté au 14e tour d’un scrutin très serré face à Giuliano da Empoli et son « Mage du Kremlin », grâce à la voix du président de l’Académie Goncourt Didier Decoin qui compte double. « Le Mage du Kremlin » (éditions Gallimard) est un livre « excellent » mais « plus immédiat, en prise directe avec l’actualité, moins romanesque », a estimé M. Decoin.
De son côté, Brigitte Giraud « pose avec beaucoup de simplicité et d’authenticité la question du destin », a-t-il noté, attablé chez Drouant, le restaurant parisien où les jurés délibèrent traditionnellement. Brigitte Giraud « est partie d’un deuil cruel qu’elle a ressenti, qui est poignant. Son livre a quelque chose de tragique », a-t-il relevé. Elle succède au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. L’Académie Goncourt poursuit un certain renouveau avec une autrice peu connue du grand public et pas habituée aux gros chiffres de vente. Native d’Algérie, Brigitte Giraud, 60 ans, qui réside à Lyon (centre-est de la France), a écrit une dizaine de livres, romans, essais ou nouvelles. Elle a obtenu le Goncourt de la nouvelle 2007 pour le recueil « L’amour est très surestimé ». En 2019, elle a été finaliste du prix Médicis pour « Jour de courage ».
En choisissant « Vivre vite », les jurés Goncourt élisent un récit sobre et sensible, qui a été tout de suite bien accueilli par la critique. L’autrice s’inspire du drame de sa vie, le 22 juin 1999 à Lyon, lorsque son mari Claude démarre trop vite à un feu, avec une moto trop puissante qui n’est pas la sienne, et tombe. Il ne s’en relèvera pas. Longtemps favori, Giuliano da Empoli, 49 ans, devra finalement se contenter du Grand Prix du roman de l’Académie française, qu’il a remporté fin octobre.
À nouveau présente en finale, la florissante littérature haïtienne voit encore une fois lui échapper le Goncourt, Makenzy Orcel (« Une somme humaine » chez Rivages) ne parvenant pas à s’imposer. Pas plus que Cloé Korman, autrice et plume des discours du ministre français de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, qui concourrait avec « Les Presque Sœurs », aux éditions du Seuil.
Pour sa part, le prix Renaudot - remis juste après le Goncourt dans le même restaurant parisien - a été attribué à Simon Liberati pour « Performance », sur un écrivain septuagénaire qui renoue avec le feu sacré en écrivant un scénario sur les Rolling Stones et a une relation avec une femme de près de 50 ans plus jeune que lui. Il a obtenu 6 voix parmi les membres du jury.
Le président français, Emmanuel Macron, a félicité les deux lauréats sur Twitter, « deux écrivains qui surmontent les fatalités du temps par les pouvoirs de la littérature ».
Les prix littéraires : un enjeu économique…
Les prix littéraires, qui inspirent souvent ceux souhaitant découvrir ou offrir un roman en fin d’année, sont un enjeu économique crucial. Le Goncourt en particulier garantit des centaines de milliers de ventes. Et comme le veut la tradition, Brigitte Giraud repart également avec un chèque de dix euros, que les bénéficiaires en général préfèrent encadrer plutôt que le déposer à la banque. C’est en hommage à son mari tragiquement disparu que la romancière française Brigitte Giraud a écrit « Vivre vite », sans imaginer un instant qu’il lui vaudrait le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires francophones. « Finalement, je crois que c’est un livre d’amour », a-t-elle déclaré. Brigitte Giraud avait derrière elle une certaine expérience en littérature, mais peu de notoriété auprès du grand public. Et elle s’en accommodait très bien. La liste des professions qu’elle a exercées est longue; après des études de langues (anglais, allemand, arabe) qui devaient faire d’elle une traductrice. Elle l’aura été brièvement, pour l’industrie, mais c’est vers la culture qu’elle s’est tournée. « J’ai été un peu libraire. J’ai travaillé comme journaliste, pigiste à Lyon Libération. Qu’est-ce que j’ai fait d’autre ? Conseillère littéraire pour des festivals... J’ai été éditrice aussi à un moment. Et j’ai écrit une dizaine de livres : romans, essais, nouvelles », détaille-t-elle.
Jean-Marc Roberts, son premier éditeur chez Fayard en 1997, l’avait chargée de créer une collection chez Stock. Elle l’avait baptisée La Forêt, en hommage à une chanson de The Cure, « A Forest ». Sinon, ajoute-t-elle, « j’ai pas mal voyagé en Angleterre, pour la musique, dans les années 80. J’ai vécu en Allemagne... Tout ce que j’ai pu pour m’éloigner ».
En 2001, elle avait raconté les semaines suivant la mort de son mari dans « À présent ». Elle l’appelle « le livre de la sidération, de la déflagration, du fracas juste après ». Car elle avait 36 ans, un fils très jeune, une maison qu’ils venaient d’acheter ensemble, dans laquelle elle a emménagé sans lui. Pour commencer son deuil, ce n'était pas le lieu idéal. « J’ai vécu, j’ai publié des livres. J’ai repris pied, malgré tout, même si, dans ces cas-là, on devient quelqu’un d’autre », explique-t-elle aujourd’hui.
Elle a obtenu le Goncourt de la nouvelle 2007 pour le recueil « L’amour est très surestimé ». En 2019, elle a été finaliste du prix Médicis pour « Jour de courage ».
« Je savais depuis longtemps qu’il faudrait que j’écrive le livre. Le livre qui soit à la hauteur de Claude, de notre histoire d’amour, celui qui embrasse tout ça et qui recherche la vérité, toutes les vérités », dit-elle. Mais « je n’aurais pas pu l’écrire avant une période de 20 ans, parce qu’il fallait que je sois à bonne distance ». Quand il a été temps de vendre la maison de Caluire-et-Cuire, à côté de Lyon, l’écriture est venue. Et avec elle, l’envie d’élucider certaines circonstances restées floues pendant de longues années.
Le récit, sobre, a été tout de suite bien accueilli par la critique, et a attiré l’attention de plusieurs jurys des prix d’automne. Comme dans l’accident, fruit d’une chaîne d’événements improbables, « il y a eu, là aussi, un effet domino ». En recevant son prix jeudi, elle a évoqué deux mots qui résonnent fort pour elle. « Il y a un mot qui s’appelle mektoub, qui veut dire “c’était écrit”. Il y a un autre mot qui est hasard, car il s’agit d’un homme qui tombe », d’un accident. « Je pense à la littérature et à ce que les mots permettent », a-t-elle confié. « Peut-être que les mots aident à conjurer le sort. »
Les 13 lauréates du prix Goncourt depuis sa création
Brigitte Giraud est la 13e autrice à recevoir cette récompense en 120 ans.
L’Académie Goncourt a couronné certaines des romancières les plus célèbres du XXe siècle, comme Simone de Beauvoir ou Marguerite Duras.
Mais d’autres, comme Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, ou Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française, ne l’ont jamais obtenu. Le jury, qui a décerné le prix pour la première fois en 1903, a attendu plus de 40 ans avant de consacrer une femme. Et, il n’en a jamais récompensé plus de deux pendant la même décennie.
Voici la liste des lauréates, avec le titre de leur roman et leur maison d’édition :
1944 - Elsa Triolet, « Le premier accroc coûte 200 francs » (Gallimard)
1952 - Béatrix Beck, « Léon Morin, prêtre » (Gallimard)
1954 - Simone de Beauvoir, « Les Mandarins » (Gallimard)
1962 - Anna Langfus, « Les bagages de sable » (Gallimard)
1966 - Edmonde Charles-Roux, « Oublier Palerme » (Grasset)
1979 - Antonine Maillet, « Pélagie-la-Charrette » (Grasset)
1984 - Marguerite Duras, « L’Amant » (Minuit)
1996 - Pascale Roze, « Le Chasseur Zéro » (Albin Michel)
1998 - Paule Constant, « Confidence pour confidence » (Gallimard)
2009 - Marie Ndiaye, « Trois femmes puissantes » (Gallimard)
2014 - Lydie Salvayre, « Pas pleurer » (Seuil)
2016 - Leïla Slimani, « Chanson douce » (Gallimard)
2022 - Brigitte Giraud, « Vivre vite » (Flammarion)
Bélinda Ibrahim - Avec AFP
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