Cinq ans après l’explosion du port de Beyrouth, un groupe de familles de victimes a lancé un projet de mémoire inédit: planter un olivier pour chaque vie fauchée, entre la statue de l’Émigré et les silos éventrés. Un geste pacifique et tenace, là où la justice n’a pas tenu ses promesses.
Quand la justice se dérobe, il reste la mémoire. Une mémoire que l’on plante soi-même, à mains nues, dans une terre encore secouée de colère et de silences. Depuis cinq ans, les familles des victimes de l’explosion du 4 août 2020 attendent en vain des réponses, des responsabilités, des condamnations. Mais l’attente est devenue une impasse. Alors certains n’ont pas attendu. Ils ont décidé de se faire justice autrement, non pas par vengeance, mais par acte de présence. Par inscription des racines.
C’est dans ce vide laissé par les institutions que germe aujourd’hui un projet inédit: un olivier pour chaque victime, planté entre la statue de l’Émigré et les silos éventrés du port de Beyrouth. À la base de chaque arbre, une plaque de marbre blanc portera le nom d’une vie perdue. Un jardin, donc, mais aussi un manifeste. Un espace de paix pour conjurer l’abandon, un lieu de recueillement pour que la douleur ne soit plus errante.
Carte postale d’un Liban suspendu entre innocence et deuil. © Ici Beyrouth
La photo frappante et remuante d’un petit garçon assis dans un camion, accompagné sans doute de son père venu livrer les oliviers, a marqué les esprits. C’était la nuit. Une lumière projetée sur lui découpait sa silhouette dans l’obscurité, dans un pays où l’on vit d’ordinaire dans le noir. Cette scène inattendue, presque irréelle, composait une sorte de carte postale d’un Liban suspendu entre innocence et deuil, éclairé juste le temps d’un espoir. Le Dr Nazih Adem, père de Krystel, victime de l’explosion, se souvient lui avoir dit en lui montrant les lieux: «Voilà, tel sera le destin des jeunes du Liban… soit émigrer, soit être tués, si les politiciens qui nous gouvernent continuent à diriger ce pays comme ils le font.» Cette phrase, prononcée entre la statue de l’Émigré et les silos en ruine, a cristallisé l’idée d’un mémorial à ciel ouvert.
Un jardin pour se souvenir
Le projet, porté par des figures engagées comme le Dr Adem, Wissam Diab – à l’origine même de l’idée du jardin – et l’avocate Cécile Roukoz (elle aussi sœur d’une victime), a vu le jour il y a quelques semaines. Une demande officielle a été adressée au mouhafez de Beyrouth, qui a donné son accord pour les plantations, dans le respect du cadre légal. La municipalité, elle, est restée absente du processus, comme elle l’a été, selon plusieurs proches, depuis le jour du drame.
Sur les quelque 240 victimes recensées, 79 familles ont déjà répondu positivement. Un chiffre modeste, mais porteur d’élan. Le Dr Nazih Adem insiste: «Nous n’obligeons personne. Ce n’est pas une injonction à participer.» Plusieurs facteurs expliquent ces absences: certaines victimes étaient étrangères, sans proches au Liban; d’autres ont laissé derrière elles de très jeunes enfants, devenus orphelins, sans adultes pour répondre à l’appel. Certaines familles sont dans une grande précarité, d’autres ont préféré vivre leur deuil à l’écart, ou ne se sentent pas prêtes. «Nous avons proposé de prendre en charge le coût pour ceux qui ne pouvaient pas payer, précise le Dr Adem. Mais on ne peut pas forcer. Chacun vit la douleur à sa manière.»
Planter la mémoire des victimes. © Ici Beyrouth
Si l’idée initiale revient à Wissam Diab, le projet s’est rapidement construit de manière collective, au fil des échanges entre parents. Le terrain, situé entre deux symboles de l’histoire libanaise – le départ et le désastre –, a semblé s’imposer de lui-même. «Ce lieu est à équidistance de deux destins qu’on nous propose depuis des années: l’émigration ou la mort, confie le Dr Adem. Entre la statue de l’Émigré et les silos effondrés, nous voulions créer un troisième espace, un espace de paix.»
Ce jardin n’est pas qu’un hommage. Il est aussi un refus. Refus du silence, refus du désordre, refus de l’oubli. «On prévoit d’installer des bancs, pour que les gens puissent s’asseoir, prier, méditer. Ce ne doit pas devenir un lieu abandonné ou chaotique comme tant d’autres au Liban. Nous insisterons auprès des autorités pour qu’il soit respecté, préservé.»
Ce projet s’inscrit dans une dynamique plus large: celle de la mémoire active. Dans plusieurs villages, des familles ont déjà érigé des mémoriaux à la mémoire de leurs proches. À Daroun-Harissa, le Dr Adem a ainsi aménagé un lieu de recueillement en l’honneur de sa fille Krystel, sur un terrain familial. Le lieu est désormais intégré à un parcours de marche pour les jeunes, où randonneurs et promeneurs s’arrêtent pour contempler le sourire figé de Krystel, «une jeune Libanaise qui a voulu vivre dans son pays, avec tous ses talents».
D’autres familles ont suivi cet exemple: à Kartaba, un mémorial honore les pompiers du village morts ce jour-là; à Achrafieh, une ruelle près de l’hôpital orthodoxe porte les noms de victimes, gravés dans la pierre. Partout, une volonté commune, celle de refuser l’effacement.
Ce n’est pas la Bekaa, mais le nouveau jardin d’oliviers en cours. © Ici Beyrouth
Car pour beaucoup, il ne s’agit pas d’un simple accident. Le Dr Adem parle d’un crime. «Qui l’a commis? Ce n’est pas à moi de le dire.»
Dimanche soir, une bénédiction symbolique des premiers arbres aura lieu. Le nonce apostolique est attendu, ainsi que le président du Conseil, le ministre de l’Intérieur et le gouverneur de Beyrouth. À cette occasion, l’inauguration d’une nouvelle voie baptisée «rue des victimes du 4 août» sera annoncée. Elle reliera la statue de l’Émigré au port, là où tout a basculé.
Et peut-être, au cœur même du chaos, un peu de paix. Que la mémoire de chaque victime s’enracine dans la terre, comme un dernier refus de l’oubli.
L’olivier, arbre de mémoire et de paix
Symbole de paix dans toutes les traditions méditerranéennes, l’olivier est aussi l’arbre de la durée, de la résilience et de la sagesse. Son feuillage argenté résiste à la sécheresse, ses racines s’ancrent profondément, et certains spécimens vivent plusieurs siècles. Dans les textes bibliques, coraniques et antiques, il incarne la réconciliation, la justice et la lumière.
Planter un olivier au nom d’une victime, c’est refuser l’effacement et affirmer une mémoire qui traverse le temps. C’est aussi opposer au fracas de l’explosion un geste lent, fertile, qui répare en silence. Ce choix n’est pas anodin: c’est une réponse symbolique à l’abandon des vivants et un hommage durable aux morts.
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