Le 4 août 2020, Beyrouth est soudainement plongée dans une nuit apocalyptique. Un jour qui fait désormais date. Quatre ans plus tard, Ici Beyrouth commémore cette tragédie à travers trois marches funèbres.
C’était un soir d’été. Beyrouth bruissait sous un ciel d'ambre, ses ruelles effleurées par les derniers éclats du jour. Rien ne laissait présager que cette sérénité allait brutalement être perturbée par une ombre funeste qui s’apprêtait à tout engloutir. Beyrouth osait embrasser la vie avec une telle intensité, une telle audace, un tel frémissement, qu’elle se riait même de la mort, comme si elle reprenait, d’un air moqueur, les mots de saint Paul: «Ô mort, où est ta victoire? Ô mort, où est ton aiguillon?» On avait beau l’enterrer, elle germait lentement, mais sûrement, dans les sillons du temps, pour renaître, une fois de plus, foisonnante de vie. Mais, ce soir-là, le 4 août 2020, la réalité fut tout autre. Cet élan de vie fut déchiré par un souffle d’apocalypse. Un crépuscule écarlate. Le néant. La vie elle-même s’était tue et une odeur âcre emplissait la ville. Une odeur de mort. Une odeur d’injustice qui allait bientôt régner. Ce soir-là, Beyrouth gisait dans ses décombres, alors qu’une kyrielle d’âmes prenait son envol vers l’éternité, emportée par un vent chargé de cendres et de vérités étouffées.
Quatre ans plus tard, l'ombre d'Hadès demeure toujours présente, imposant son silence macabre. En cette occasion douloureuse, Ici Beyrouth retrace l'histoire de trois grandes marches funèbres en honneur et en hommage à ceux qui ne sont plus.
Grandeur tragique
Avant Ludwig van Beethoven (1770-1827), aucun compositeur n’avait intégré une marche funèbre au sein d’une architecture de sonate. Ainsi, aucune sonate, aucun quatuor, aucune symphonie de Joseph Haydn (1732-1809) ou de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) ne comporte de marche funèbre. La 44e Symphonie, dite «funèbre», de Haydn exprime parfois des sentiments de tristesse, peut-être induits par l’idée de la mort, mais elle ne comporte aucune marche, et son adagio nostalgique, dans sa partie centrale, n’a rien de funèbre. En revanche, dans la Symphonie no3 en mi bémol majeur, dite «Eroica» (1803-1804), de Beethoven, la marche funèbre occupe la place du mouvement lent dont elle adopte le tempo. «Mais le caractère est tout autre que celui d’un adagio classique par la grandeur tragique et l’accablement de ses parties extrêmes», fait remarquer Bernard Fournier, éminent expert de l’œuvre du génie de Bonn, pour Ici Beyrouth, tout en en recensant les particularités: sonorités graves des cordes rendues lugubres par la surimposition fréquente du timbre du hautbois, stridence de certains accords, tonalité d’ut mineur, emblème tonal du dramatisme beethovénien.
«Il est tout autre également par l’extraordinaire élan de sa brève partie centrale, où, après que l’orchestre a en quelque sorte monté quelques marches qui le libèrent de l’étouffement funèbre, une mélodie ascendante nous conduit vers la lumière», poursuit le musicologue. En effet, à deux reprises dans cette partie, une suite d’une dizaine de puissants accords ressuscite l’énergie vitale. D’après Bernard Fournier, après la réexposition, dissymétrique comme toujours chez le maître allemand – qui nous fait entendre des sortes de trompettes du jugement dernier –, la coda consiste en une déconstruction du thème principal de la marche funèbre. «Beethoven semble nous dire ainsi que la mort n’a pas le dernier mot», note-t-il d'un ton solennel.
La mort d’un héros
Cette marche funèbre n’est toutefois pas la première écrite par Beethoven qui en composa une comme troisième mouvement de sa Sonate opus 26 pour piano (1800-1801), œuvre atypique, puisqu’en outre, elle commence par un mouvement à variations. «Beethoven la composa en même temps que son ballet, Les Créatures de Prométhée, toujours dans la mouvance des idées révolutionnaires et dans une période où sa surdité commençait à lui poser d’énormes problèmes et le faire penser à sa mort», explique le spécialiste français. Contrairement à la future Marche funèbre de la Symphonie «Héroïque», celle de la sonate (Marcia funebre sulla morte d’un Eroe, c’est-à-dire Marche funèbre sur la mort d’un héros) comporte une partie centrale B qui reste dans le même esprit que les parties extrêmes A, c'est-à-dire celui d’un combat. «La musique, faite d’une alternance de puissants trémolos et d’accords, évoque respectivement des roulements de tambour et des appels de trompette», souligne Bernard Fournier. Les parties A de caractère orchestral, à l’écriture essentiellement homorythmique, reposent sur un thème unique fondé sur un rythme pointé très caractéristique des marches funèbres. Même la courte coda qui introduit un motif apaisant conserve en arrière-plan ce rythme obsédant.
«Le caractère homogène des trois parties de ce mouvement explique en partie pourquoi sa transcription pour quatre trombones fut utilisée pour les funérailles de Beethoven», précise le musicologue octogénaire.
Gravité solennelle
Après le maître allemand, plusieurs compositeurs ont suivi cette voie. Fréderic Chopin (1810-1849) a ainsi composé, en 1839, une marche funèbre. La plus connue de toutes. Elle n’est autre que le troisième mouvement de la Sonate no2 pour piano en si bémol mineur, op.35. Empreinte d'une mélancolie profonde et d'une gravité solennelle, cette œuvre romantique s’ouvre sur un thème sombre et lugubre, caractérisé par des accords graves, puis puissants qui évoquent un cortège funèbre. La mélodie principale est bouleversante, se distinguant par ses longues notes tenues et ses inflexions poignantes. Un frisson marmoréen imprègne la section centrale de ce mouvement lent, où l’on sent puissamment la froideur de la mort. La progression harmonique soutient ce thème avec une profondeur mélancolique, créant un contraste entre la lenteur funèbre et la tension émotionnelle. Ce mouvement se termine sur une reprise du thème initial, mais avec une intensité encore plus accrue, se résignant sur une note de désespoir tranquille et laissant une impression durable de solennité et de contemplation.
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