Une autre merveilleuse rencontre dans le cadre du festival Beyrouth Livres, avec l’écrivaine, traductrice et psychanalyste Marie Darrieussecq. Si son premier livre Truismes, vendu à un million d’exemplaires, traduit en 40 langues, intéressa Jean-Luc Godard au point qu’il en avait acheté les droits, son dernier livre Pas dormir, publié en 2021, possède tout l’arsenal pour attirer les Libanais.es privé.e.s de tranquillité, de sécurité et de sommeil, et les insomniaques en général.
Marie Darrieussecq est reçue à l’agrégation des Lettres modernes en 1992, à la sixième place. En 2013, on lui décerne le prix Médicis et le Prix des Prix pour son roman Il faut beaucoup aimer les hommes. Titulaire de la chaire semestrielle d’écrivain en résidence de Sciences Po, Marie Darrieussecq dévoile ses nuits blanches depuis vingt ans dans Pas dormir et les moyens auxquels elle recourt, avec une franchise et un réalisme rares. Ce livre, centré sur le corps et les sensations, illustre parfaitement l’écriture corps dans l’intimité dévoilée et la structure circulaire. On peut le lire d’une traite comme on peut ouvrir n’importe quelle page et s’y engouffrer sans effort. Plongée en intimité avec Marie Darrieussecq.
Votre livre Pas dormir est une autobiographie sur l’insomnie. Vous dites: «Tous les écrivains que j’aime ne dorment pas; Kafka, Proust, Duras, Hemingway, Pavese, Borges, Césaire, Darwich», la liste est longue et englobe des écrivains japonais que vous affectionnez. Cela implique une grande documentation sur les auteur.e.s, sur leur vie. C’est donc aussi un livre sur les écrivains insomniaques…
En fait, j’avais écrit des chroniques d’insomnie pour le magazine français L’Observateur pendant un an et j’avais accumulé beaucoup d’anecdotes et d’exemples, et je pensais de plus en plus à ma propre insomnie. C’est là que j’ai compris que j’avais tout pour rédiger un livre, si vous voulez. Pourtant je n’écris pas souvent des essais, mais plutôt des romans. De plus, mon éditeur à Paris était très enthousiasmé par le thème: «Vas-y, n’hésite pas, beaucoup de gens sont insomniaques!» Cela a fait cette espèce de livre assez désordonné. La nuit on pense en spirale, on ressasse, on est fou. Je voulais un livre qui imite aussi ce mouvement par sa forme également.
Comment avez-vous découvert que ces écrivain.e.s étaient ou sont insomniaques? Cela rend-il l’absence de repos moins tragique?
Ça fait de la compagnie, disons. Je l’ai découvert, par hasard. Je lis beaucoup, ça c’est sûr. Et quand la nuit je me levais, je prenais comme ça un livre déniché au hasard de ma bibliothèque préférée et je me rendais compte que tous mes écrivains préférés étaient insomniaques. Parfois c’est presque magique. On prend un livre, on l’ouvre, ça parle du sujet qui nous taraude l’esprit. Je ne sais pas si ça vous arrive! Quand vous êtes tracassée par quelque chose, les livres vous parlent de ce qui vous intéresse. Parmi les écrivains, Duras et Proust en ont directement parlé. Sinon il suffit de faire des recherches. Aujourd’hui avec internet c’est facile. Je tapais tout simplement des mots clés: je mettais Shakespeare ou Cervantes insomnia, parfois ça marchait parfois non. Je lisais des livres, je me documentais. C’était assez agréable à écrire en fait, une sorte d’errance, de dérive.
Vouloir tout savoir et ne rien laisser passer, n’est-ce pas aussi à l’origine de cette hypervigilance qui vous empêche de dormir, mais vous donne, en revanche, du carburant pour écrire?
C’est une hypothèse, oui! J’ai perdu le sommeil vraiment quand mes enfants sont nés. Dans la journée ça va, mais la nuit j’étais rattrapée par une angoisse très irrationnelle et je pense que dans un petit coin de ma tête je me disais que si je m’endors, il va leur arriver un malheur. Je suis moins hypervigilante depuis qu’ils ont grandi. La dernière a 14 ans, donc je veille, je ne suis pas encore délivrée. À mesure qu’ils s’en vont, je lâche.
Quand on vous regarde, vous n’avez pas la mine d’une insomniaque: pas de cernes, pas de pâleur, un grand calme! Vous donnez de l’espoir aux insomniaques. Comment vous vous en tirez?
Plus je vieillis, plus j’arrive à faire des siestes. Je vois les choses un peu moins tragiquement qu’avant. Je ne sais pas comment les autres font, mais parfois je n’hésite pas à prendre des somnifères. Parfois je fais du yoga; par exemple là, comme j’avais un avion à prendre, je n’ai presque pas dormi la veille, mais j’ai dormi dans l’avion! Ça, j’arrive à le faire, car c’est quelqu’un d’autre qui est aux commandes, qui pilote! C’est paradoxal.
Qu’est-ce qui est le plus tragique dans l’insomnie?
Se réveiller au beau milieu de la nuit et savoir qu’on ne va plus retrouver le sommeil. Puis l’histoire des cauchemars, des rêves dont je me rappelle et dans lesquels je me débats toujours. Ensuite, il me faut un intervalle de temps assez long avant de me «réveiller». Il me faut deux heures au lit pour que je me calme et pour que je retrouve mes esprits. C’est comme si j’étais partie ailleurs, c’est dû à la fatigue donc je ne me sens pas trop lucide tout de suite.
Qu’est-ce qui vous a le plus aidée à dépasser ce ratage de la nuit, parmi tous les moyens cités dans le livre comme l’acupuncture, l’ostéopathie crânienne, le yoga nidra, la méditation, le jeûne, l’hypnose, la boîte Morphée, le champ de fleurs, l’alcool, les barbituriques, les tisanes, etc.?
J’ai toujours un problème avec les somnifères, car j’en suis assez accro. Certains arrêtent le café, moi j’arrête les somnifères. Je fais de longues phases sans somnifères, pour qu’ils redeviennent efficaces. Puisque je ne peux plus dormir sans eux, il faut donc que je retrouve un sommeil naturel. Sinon j’ai tout essayé, comme je dis dans le livre. J’ai arrêté le café puis j’ai repris, j’ai fait du yoga et j’ai essayé d’autres moyens. Par ailleurs, je sais très bien me détendre, mais être calme ça ne me fait pas dormir. Ça me fait des insomnies calmes.
Ne pas dormir, c’est être présent pour les bébés, c’est-à-dire à l’écoute de la vie précieuse, qui risque de nous filer entre les doigts. Ne pas dormir est-ce ajouter des jours à nos nuits?
Objectivement oui, on a plus de temps que les autres. Mais le coup de la fatigue est trop lourd à porter. Franchement, je préférerais dormir. Quand j’étais jeune, je sortais beaucoup, je m’éclatais, je dansais, mais maintenant je suis dans mon lit à tourner en rond avant de me lever pour prendre un livre. Là où j’ai plus de vie que les autres, c’est parce que je lis plus!
Il y a des gens qui lisent pour dormir.
Moi, ça me calme physiquement, ça me fait aller ailleurs. Souvent la nuit je ne lis pas des choses difficiles. Je ne peux pas me concentrer sur des bouquins de philosophie ou des livres qui exigent beaucoup d’énergie. Je lis des romans, des histoires, ça me va.
Vos livres sont peuplés de revenants, de fantômes, d’absents dont la présence hante, comme dans votre livre Naissances des fantômes. L’univers des cauchemars, de la divagation nocturne, ne vous a-t-il pas inspiré le contexte obsédant dans lequel la narratrice vit après la disparition de son mari?
C’est imaginaire, mais je vais vous raconter le contexte psychologique. J’avais 28 ans et j’étais mariée à un homme qui était très bien, mais je m’ennuyais. Or je pense qu’à 28 ans on n’a pas le droit de s’ennuyer! Il faut partir, il faut changer. J’avais peur de le quitter puisqu’il était bien. Honnêtement, j’avais peur de beaucoup de choses, de lui faire du mal et d’être toute seule, de faire une erreur, de ne pas tomber sur un homme meilleur. Et j’ai écrit ce livre pour me faire peur. Je me suis dit: mais qu’est-ce qui se passerait s’il disparaissait en vrai? Ça serait horrible. En fait, beaucoup de mes livres sont des rêveries, des rêves éveillés, ou des cauchemars.
Dans Truismes, on retrouve l’univers des êtres monstrueux, une femme qui se métamorphose en truie! Pour la psychanalyste que vous êtes, comment expliquez-vous cela?
J’aime tout simplement le fantastique avec des histoires de vampires, de loups-garous ou des histoires de fantômes. Mais ça peut être très romantique les vampires, quand c’est des histoires d’amour impossible. Je viens de la Basque, un petit pays d’Espagne qui a conservé un immense patrimoine mythologique, de multiples légendes sur les sorcières, des croyances qui peuvent nourrir le genre fantastique. C’est un trait culturel.
Vous dites: «Le somnifère, le vrai, celui qui marche s’obtient difficilement sans ordonnance», et aussi: «Je carbure aux barbituriques depuis près de trente ans, je savoure les soporifiques, je biberonne aux benzodiazépines, je végète aux sédatifs, je narcose aux hypnotiques.» Votre réalisme, nécessaire à la fonction de témoignage, n’est-il pas aussi une invitation à préférer ces moyens dangereux mais efficaces?
J’ai été accro aux somnifères, mais j’ai diminué un peu les doses. Il faut me lire si on veut pas m’imiter!
Marie Darrieussecq est reçue à l’agrégation des Lettres modernes en 1992, à la sixième place. En 2013, on lui décerne le prix Médicis et le Prix des Prix pour son roman Il faut beaucoup aimer les hommes. Titulaire de la chaire semestrielle d’écrivain en résidence de Sciences Po, Marie Darrieussecq dévoile ses nuits blanches depuis vingt ans dans Pas dormir et les moyens auxquels elle recourt, avec une franchise et un réalisme rares. Ce livre, centré sur le corps et les sensations, illustre parfaitement l’écriture corps dans l’intimité dévoilée et la structure circulaire. On peut le lire d’une traite comme on peut ouvrir n’importe quelle page et s’y engouffrer sans effort. Plongée en intimité avec Marie Darrieussecq.
Votre livre Pas dormir est une autobiographie sur l’insomnie. Vous dites: «Tous les écrivains que j’aime ne dorment pas; Kafka, Proust, Duras, Hemingway, Pavese, Borges, Césaire, Darwich», la liste est longue et englobe des écrivains japonais que vous affectionnez. Cela implique une grande documentation sur les auteur.e.s, sur leur vie. C’est donc aussi un livre sur les écrivains insomniaques…
En fait, j’avais écrit des chroniques d’insomnie pour le magazine français L’Observateur pendant un an et j’avais accumulé beaucoup d’anecdotes et d’exemples, et je pensais de plus en plus à ma propre insomnie. C’est là que j’ai compris que j’avais tout pour rédiger un livre, si vous voulez. Pourtant je n’écris pas souvent des essais, mais plutôt des romans. De plus, mon éditeur à Paris était très enthousiasmé par le thème: «Vas-y, n’hésite pas, beaucoup de gens sont insomniaques!» Cela a fait cette espèce de livre assez désordonné. La nuit on pense en spirale, on ressasse, on est fou. Je voulais un livre qui imite aussi ce mouvement par sa forme également.
Comment avez-vous découvert que ces écrivain.e.s étaient ou sont insomniaques? Cela rend-il l’absence de repos moins tragique?
Ça fait de la compagnie, disons. Je l’ai découvert, par hasard. Je lis beaucoup, ça c’est sûr. Et quand la nuit je me levais, je prenais comme ça un livre déniché au hasard de ma bibliothèque préférée et je me rendais compte que tous mes écrivains préférés étaient insomniaques. Parfois c’est presque magique. On prend un livre, on l’ouvre, ça parle du sujet qui nous taraude l’esprit. Je ne sais pas si ça vous arrive! Quand vous êtes tracassée par quelque chose, les livres vous parlent de ce qui vous intéresse. Parmi les écrivains, Duras et Proust en ont directement parlé. Sinon il suffit de faire des recherches. Aujourd’hui avec internet c’est facile. Je tapais tout simplement des mots clés: je mettais Shakespeare ou Cervantes insomnia, parfois ça marchait parfois non. Je lisais des livres, je me documentais. C’était assez agréable à écrire en fait, une sorte d’errance, de dérive.
Vouloir tout savoir et ne rien laisser passer, n’est-ce pas aussi à l’origine de cette hypervigilance qui vous empêche de dormir, mais vous donne, en revanche, du carburant pour écrire?
C’est une hypothèse, oui! J’ai perdu le sommeil vraiment quand mes enfants sont nés. Dans la journée ça va, mais la nuit j’étais rattrapée par une angoisse très irrationnelle et je pense que dans un petit coin de ma tête je me disais que si je m’endors, il va leur arriver un malheur. Je suis moins hypervigilante depuis qu’ils ont grandi. La dernière a 14 ans, donc je veille, je ne suis pas encore délivrée. À mesure qu’ils s’en vont, je lâche.
Quand on vous regarde, vous n’avez pas la mine d’une insomniaque: pas de cernes, pas de pâleur, un grand calme! Vous donnez de l’espoir aux insomniaques. Comment vous vous en tirez?
Plus je vieillis, plus j’arrive à faire des siestes. Je vois les choses un peu moins tragiquement qu’avant. Je ne sais pas comment les autres font, mais parfois je n’hésite pas à prendre des somnifères. Parfois je fais du yoga; par exemple là, comme j’avais un avion à prendre, je n’ai presque pas dormi la veille, mais j’ai dormi dans l’avion! Ça, j’arrive à le faire, car c’est quelqu’un d’autre qui est aux commandes, qui pilote! C’est paradoxal.
Qu’est-ce qui est le plus tragique dans l’insomnie?
Se réveiller au beau milieu de la nuit et savoir qu’on ne va plus retrouver le sommeil. Puis l’histoire des cauchemars, des rêves dont je me rappelle et dans lesquels je me débats toujours. Ensuite, il me faut un intervalle de temps assez long avant de me «réveiller». Il me faut deux heures au lit pour que je me calme et pour que je retrouve mes esprits. C’est comme si j’étais partie ailleurs, c’est dû à la fatigue donc je ne me sens pas trop lucide tout de suite.
Qu’est-ce qui vous a le plus aidée à dépasser ce ratage de la nuit, parmi tous les moyens cités dans le livre comme l’acupuncture, l’ostéopathie crânienne, le yoga nidra, la méditation, le jeûne, l’hypnose, la boîte Morphée, le champ de fleurs, l’alcool, les barbituriques, les tisanes, etc.?
J’ai toujours un problème avec les somnifères, car j’en suis assez accro. Certains arrêtent le café, moi j’arrête les somnifères. Je fais de longues phases sans somnifères, pour qu’ils redeviennent efficaces. Puisque je ne peux plus dormir sans eux, il faut donc que je retrouve un sommeil naturel. Sinon j’ai tout essayé, comme je dis dans le livre. J’ai arrêté le café puis j’ai repris, j’ai fait du yoga et j’ai essayé d’autres moyens. Par ailleurs, je sais très bien me détendre, mais être calme ça ne me fait pas dormir. Ça me fait des insomnies calmes.
Ne pas dormir, c’est être présent pour les bébés, c’est-à-dire à l’écoute de la vie précieuse, qui risque de nous filer entre les doigts. Ne pas dormir est-ce ajouter des jours à nos nuits?
Objectivement oui, on a plus de temps que les autres. Mais le coup de la fatigue est trop lourd à porter. Franchement, je préférerais dormir. Quand j’étais jeune, je sortais beaucoup, je m’éclatais, je dansais, mais maintenant je suis dans mon lit à tourner en rond avant de me lever pour prendre un livre. Là où j’ai plus de vie que les autres, c’est parce que je lis plus!
Il y a des gens qui lisent pour dormir.
Moi, ça me calme physiquement, ça me fait aller ailleurs. Souvent la nuit je ne lis pas des choses difficiles. Je ne peux pas me concentrer sur des bouquins de philosophie ou des livres qui exigent beaucoup d’énergie. Je lis des romans, des histoires, ça me va.
Vos livres sont peuplés de revenants, de fantômes, d’absents dont la présence hante, comme dans votre livre Naissances des fantômes. L’univers des cauchemars, de la divagation nocturne, ne vous a-t-il pas inspiré le contexte obsédant dans lequel la narratrice vit après la disparition de son mari?
C’est imaginaire, mais je vais vous raconter le contexte psychologique. J’avais 28 ans et j’étais mariée à un homme qui était très bien, mais je m’ennuyais. Or je pense qu’à 28 ans on n’a pas le droit de s’ennuyer! Il faut partir, il faut changer. J’avais peur de le quitter puisqu’il était bien. Honnêtement, j’avais peur de beaucoup de choses, de lui faire du mal et d’être toute seule, de faire une erreur, de ne pas tomber sur un homme meilleur. Et j’ai écrit ce livre pour me faire peur. Je me suis dit: mais qu’est-ce qui se passerait s’il disparaissait en vrai? Ça serait horrible. En fait, beaucoup de mes livres sont des rêveries, des rêves éveillés, ou des cauchemars.
Dans Truismes, on retrouve l’univers des êtres monstrueux, une femme qui se métamorphose en truie! Pour la psychanalyste que vous êtes, comment expliquez-vous cela?
J’aime tout simplement le fantastique avec des histoires de vampires, de loups-garous ou des histoires de fantômes. Mais ça peut être très romantique les vampires, quand c’est des histoires d’amour impossible. Je viens de la Basque, un petit pays d’Espagne qui a conservé un immense patrimoine mythologique, de multiples légendes sur les sorcières, des croyances qui peuvent nourrir le genre fantastique. C’est un trait culturel.
Vous dites: «Le somnifère, le vrai, celui qui marche s’obtient difficilement sans ordonnance», et aussi: «Je carbure aux barbituriques depuis près de trente ans, je savoure les soporifiques, je biberonne aux benzodiazépines, je végète aux sédatifs, je narcose aux hypnotiques.» Votre réalisme, nécessaire à la fonction de témoignage, n’est-il pas aussi une invitation à préférer ces moyens dangereux mais efficaces?
J’ai été accro aux somnifères, mais j’ai diminué un peu les doses. Il faut me lire si on veut pas m’imiter!
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