17 ans, ou du cycle révolutionnaire
Malgré des critiques méritées, par exemple dans un éditorial  du Monde le 11 décembre, le sommet pour la démocratie de Joseph Biden est une bonne chose. Ce qui interpelle ma tribune aujourd’hui est un peu autre. C’est la question du cycle révolutionnaire, si vraiment nous sommes d’accord que les révolutions de couleur, y compris au Liban, ont périclité vers 2006, et que le sommet promet une démocratie sur l’offensive.

Si la défaite de la révolution du Cèdre a pour date le printemps 2006, lorsque la Révolution libanaise échoue dans le remplacement d’Emile Lahoud par un président de son choix, le flambeau reprend en 2019 contre Michel Aoun et ses alliés. Hiatus de 13 ans. En URSS, le cycle révolutionnaire russe est célèbre par les écrits de Lénine sur la Révolution de 1905 comme une «répétition générale» pour celle de 1917 – laquelle, il faut le rappeler, était massive en février et relativement peu sanglante jusqu’à sa confiscation par un noyau bolchévique extrêmement minoritaire en octobre 1917 (dans le calendrier occidental en novembre). Douze ans donc. Allons plus loin dans l’histoire des grandes révolutions. La plus significative dans l’imaginaire mondial, la Révolution française, s’enclenche au printemps 1789 et meurt brutalement le 18 Brumaire (9 novembre 1799), lorsqu’un vulgaire militaire, Napoléon Bonaparte, s’érige en «homme fort» de la France. L’Ancien Régime est rétabli après Waterloo en 1815. La rue révolutionnaire explose à nouveau 15 ans plus tard, lors des Trois Glorieuses établissant la Monarchie constitutionnelle, avant d’être étouffée de nouveau pour 18 ans, lorsque la révolution de 1848 éclate à Paris pour établir une république que le petit Napoléon, nouvel homme fort, cassera quatre ans plus tard par un coup d’État. Le dénominateur commun de ces cycles révolutionnaires semble être constant dans le temps, une moyenne de 15 à 18 ans entre un grand moment révolutionnaire et le suivant.

Si cette constatation est juste, comment expliquer la durée de ce cycle? Je n’ai pas connaissance d’un traitement scientifique du phénomène. Mais la question m’est venue à l’esprit lors de mes études shakespeariennes. L’homme archétypal fort, c’est Macbeth. Relisez ce chef-d’œuvre de l’autocrate-en-devenir, avec la scène phénoménale où lui apparaît le pouvoir en forme de poignard sanglant lorsque le roi séjourne chez lui, en prémonition de sa prise de pouvoir par l’assassinat de son invité royal avec l’encouragement de Lady Macbeth. Une fois l’horrible crime commis, les conséquences: violences et guerres civiles interminables. Interminables? Pas vraiment, car Macbeth est finalement battu et tué à Dunsinane suite à une vaste rébellion contre son autocratie toujours plus violente, couronnée par sa célèbre boutade dédaigneuse et cynique lorsqu’on lui annonce la mort de sa femme, «she should have died hereafter». Or voici la question qui m’a longtemps turlupiné: combien de temps Macbeth l’autocrate est-il resté au pouvoir? La pièce ne le dit pas. Il faut retrouver les textes qui inspirent Shakespeare, et identifier le personnage de Macbeth dans l’histoire de l’Ecosse dans les chroniques de Holinshed (1577) relatant son pouvoir qui dure 17 ans: «This was the end of Makbeth, after he had reigned 17 yeas over the Scotishmen.»


Voici donc mon hypothèse pour une petite loi de l’histoire : près de 17 ans, c’est la moitié d’une génération, un entre-deux. Lorsqu’une révolution est étouffée par un retour de l’ancien régime, comme dans notre expérience qui a suivi la grande année révolutionnaire du 14 février 2005 au 14 mars 2006, la déception est grande. Le grand souffle du peuple tombe d’autant plus haut. Mais il ne disparaît pas. Il demeure vif dans le souvenir des acteurs de l’époque comme un grand moment de leur vie, que répression et déception contiennent jusqu’au moment où la nouvelle génération pointe. Comme le cycle entier d’une génération est de 30-33 ans, les 17 ans de l’archétype de Macbeth en est une bonne moitié, un entre-deux: d’un côté les anciens révolutionnaires qui sont là avec leur espoir trahi et les traumatismes conséquents; et, de l’autre côté, une génération montante qui n’est pas obérée par le traumatisme de leurs parents révolutionnaires défaits, et qui en garde une forte trace nostalgique mais positive. La conjugaison de ces deux grands états d’âme franchit la barrière intergénérationnelle en créant le nouveau moment révolutionnaire que nous vivons au Liban, 12-13 ans après la défaite de la révolution du Cèdre, et qui reprend en octobre 2019. Loi de l’histoire?

On connaît la fameuse boutade du barbu de la Révolution prolétaire mondiale, «l’histoire se répète, mais en farce». Là encore, Charles Marx a dénaturé le génie de son grand prédécesseur, Georges Hegel. La dialectique de Hegel était bien plus subtile, car elle voyait dans la répétition un plus, une transcendance qualitative, une Aufhebung qui n’était pas du tout une farce. Dans le cycle révolutionnaire intergénérationnel, il peut y avoir un apprentissage fécond, un progrès réel. Au Liban, nous le vivons intensément. Pour faire vite, c’est la profondeur de la non-violence qui nous anime, ainsi que le fort leadership féminin qui traverse la nouvelle lame révolutionnaire que nous vivons.

Le sommet qui se réunit les 9-10 décembre 2021 n’a pas traité du cycle révolutionnaire. Dommage. Il y a là matière à réflexion pour en faire une répétition générale qui réussit.
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