Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le mythe biblique du déluge où, durant quarante jours et quarante nuits sans discontinuité, des pluies torrentielles recouvrirent la terre, n’est pas un récit exclusif du septième chapitre du Livre de la Genèse. Noé n’est pas non plus le seul héros survivant du monde antédiluvien. En effet, le mythe en question, sans doute véhiculé depuis les temps les plus reculés par l’inconscient collectif, est présent dans différentes cultures et civilisations, voire omniprésent, étant donné que les exégètes ont réussi au fil du temps à en dénombrer plus de six cents versions qui y sont liées.
Du déluge et de certaines de ses identités
Selon les chercheurs, le plus ancien récit du déluge serait sumérien et marquerait dans la mythologie mésopotamienne la possibilité pour l’humain de se protéger, ainsi que tous les êtres vivants, du danger de l’extinction des espèces. En effet, le sage Xisuthrus fait le rêve prémonitoire d’un déluge imminent, qui l’incite à construire un bateau sur lequel il embarque toutes les espèces vivantes, lesquelles naviguent avec lui durant sept jours de pluies recouvrant toute la terre jusqu’à ce que, les eaux se retirant, le bateau échoue sur le mont Ararat, sommet le plus élevé de la Turquie. On voit bien que le récit, gravé en caractères cunéiformes sur l’une des douze tablettes de l’Épopée de Gilgamesh, est comme une propédeutique de celui de la Bible, les deux entretenant un nombre de similitudes, Noé étant, par ailleurs, le cadet hébraïque de son aîné, le sage sumérien Xisuthrus.
Chez les Grecs anciens, le mythe du déluge se déploie sur plusieurs récits dont les plus notoires sont sans doute celui de l’ádelon, période chaotique précédant le mythycón, période mythique, déluge provoqué par le désordre de l’univers; et celui de Deucalion, provoqué par Zeus lui-même. Dans le second, en l’occurrence, le dieu de l’Olympe choisit d’épargner deux humains, Deucalion et Pyrrha, qui par la suite repeuplent la terre.
Chez les Romains, comme on l’apprend dans l’Histoire naturelle de Pline, un déluge se serait abattu sur l’Italie centrale et septentrionale auquel auraient survécu les Ombrici, ou les Ombriens, peuple désigné par ce nom parce qu’une ombre plane sur le mystère de leur survivance aux pluies diluviennes qui avaient complètement immergé la terre.
Dans la mythologie scandinave, le dieu des dieux, Wotan, exaspéré par l’orgueil d’Aurgelmir, le roi des géants, mutile celui-ci et le précipite dans les abysses séparant les royaumes du feu et du froid. Le sang d’Aurgelmir coule alors tellement à flot qu’il en devient diluvien et inonde toute la terre, tuant conséquemment tous les géants. Seuls son petit-fils et sa femme y survivent et repeuplent la terre d’une descendance qui sera l’humanité.
Chez les Perses, Jamshid, le plus grand et le plus magnanime des chahs de la religion zoroastrienne, est prévenu par le dieu de la Sagesse et du Temps, Ahura Mazda, qu’un déluge, résultant de la fonte de neiges accumulées durant une épouvantable saison d’hiver, menace la terre. Ainsi Jamshid aménage-t-il une caverne dans laquelle il s’abrite avec quelques autres Hommes et différentes espèces animales et végétales, qui seront tous sauvés en même temps que le chah.
Les hindouistes, pour leur part, racontent que le premier homme sur terre, Manu, est sauvé d’un déluge par Matsya, le premier avatar du dieu Vishnu. L’avatar l’incite, en effet, à construire un bateau avant qu’advienne la catastrophe climatique. Manu, ayant survécu au déluge, devient ensuite le porte-parole de Vishnu et assoit les fondements de la religion hindoue.
Pour les Maya, enfin, l’humanité d’aujourd’hui, qui descend des Hommes de maïs, aurait eu pour ancêtres les plus archaïques les Hommes de glaise, disparus à cause de leur propre bêtise, à qui auraient succédé les Hommes de bois, définitivement abattus par un déluge de ténèbres et de feu à cause de leur mécréance.
Francis Danby, The Flood, 1840.
Du déluge et de certaines de ses significations
Sans prétendre à quelque exhaustivité que ce soit, évoquons ici quelques-unes des significations, autrement dit des portées morales des différents mythes du déluge. Si, dans la plupart des récits, la catastrophe diluvienne est liée à l’incurie, à l’impiété et à l’orgueil des hommes qui provoquent la colère d’un dieu, de Dieu, et revêt la signification d’un châtiment, on pourrait voir que, dans certains autres récits, le déluge est lié au désir d’un dieu, d’un être suprême de mettre fin à l’espèce humaine, jugée tout simplement inopportune. Dans d’autres récits encore, le déluge n’est au final rien d’autre que l’expression de la liberté de la Nature dans sa toute-puissance, laquelle ne saurait qu’anéantir l’être humain incapable de s’en prémunir.
Quoi qu’il en soit, on aura noté que les pluies diluviennes ne sont pas évoquées comme étant radicalement apocalyptiques: car, s’il est vrai que, se déchaînant durant sept jours ou quarante jours selon une version ou une autre, ces pluies provoquent la fin de l’humanité, il n’en demeure pas moins qu’elles inaugurent paradoxalement l’ère d’une humanité nouvelle. Aussi la morale qui s’en dégagerait permettrait-elle peut-être de penser que la régression au Chaos originel avec l’immersion intégrale de la terre dans les eaux serait une condition sine qua non pour une naissance autre de l’Homme, autrement dit pour une régénération de l’humanité et du monde. Le déluge serait donc, dans ce sens, à la fois source de mort et de vie.
Vishnu assis sur Ananta, le serpent hindou. Sculpture de la fin du VIe siècle. Grotte de Badami en Inde.
Du déluge libanais…
Depuis le début de la saison des pluies au Liban, le même spectacle de presque fin du monde se réitère: des pluies diluviennes qui noient tous les axes routiers et transforment les voitures en de bien étranges sous-marins! En l’occurrence, le 29 novembre 2022, toutes les routes et les autoroutes, depuis Jounieh jusqu’à Byblos, se sont retrouvées sous un incroyable déluge d’eaux boueuses qui ont bloqué durant des heures, loin de leur destination, des automobilistes immergés jusqu’au torse, frappés de sidération et d’effroi.
Si d’aucuns accusent le changement climatique et la modification de la nature des précipitations, d’autres la vétusté des infrastructures, d’autres encore l’incurie des autorités de tous bords, cela n’empêche pas que les dommages matériels soient énormes, que l’impact moral le soit sans doute encore plus, ni que des drames humains aient effectivement lieu…
Serions-nous en train d’écrire autrement le mythe du déluge? Certes, il ne serait pas difficile pour nous, Libanais, de nous reconnaître entre la vie et la mort. Réécrire le mythe diluvien inverserait-il donc la donne en nous mettant entre la mort et la vie, sur une traversée entre le chaos et le nouvel ordre?
Pourvu que, depuis notre art supérieur de l’inversion, le déluge ne fasse pas disparaître les bons pêcheurs parmi nous en laissant s’en échapper les vrais pécheurs.
Du déluge et de certaines de ses identités
Selon les chercheurs, le plus ancien récit du déluge serait sumérien et marquerait dans la mythologie mésopotamienne la possibilité pour l’humain de se protéger, ainsi que tous les êtres vivants, du danger de l’extinction des espèces. En effet, le sage Xisuthrus fait le rêve prémonitoire d’un déluge imminent, qui l’incite à construire un bateau sur lequel il embarque toutes les espèces vivantes, lesquelles naviguent avec lui durant sept jours de pluies recouvrant toute la terre jusqu’à ce que, les eaux se retirant, le bateau échoue sur le mont Ararat, sommet le plus élevé de la Turquie. On voit bien que le récit, gravé en caractères cunéiformes sur l’une des douze tablettes de l’Épopée de Gilgamesh, est comme une propédeutique de celui de la Bible, les deux entretenant un nombre de similitudes, Noé étant, par ailleurs, le cadet hébraïque de son aîné, le sage sumérien Xisuthrus.
Chez les Grecs anciens, le mythe du déluge se déploie sur plusieurs récits dont les plus notoires sont sans doute celui de l’ádelon, période chaotique précédant le mythycón, période mythique, déluge provoqué par le désordre de l’univers; et celui de Deucalion, provoqué par Zeus lui-même. Dans le second, en l’occurrence, le dieu de l’Olympe choisit d’épargner deux humains, Deucalion et Pyrrha, qui par la suite repeuplent la terre.
Chez les Romains, comme on l’apprend dans l’Histoire naturelle de Pline, un déluge se serait abattu sur l’Italie centrale et septentrionale auquel auraient survécu les Ombrici, ou les Ombriens, peuple désigné par ce nom parce qu’une ombre plane sur le mystère de leur survivance aux pluies diluviennes qui avaient complètement immergé la terre.
Dans la mythologie scandinave, le dieu des dieux, Wotan, exaspéré par l’orgueil d’Aurgelmir, le roi des géants, mutile celui-ci et le précipite dans les abysses séparant les royaumes du feu et du froid. Le sang d’Aurgelmir coule alors tellement à flot qu’il en devient diluvien et inonde toute la terre, tuant conséquemment tous les géants. Seuls son petit-fils et sa femme y survivent et repeuplent la terre d’une descendance qui sera l’humanité.
Chez les Perses, Jamshid, le plus grand et le plus magnanime des chahs de la religion zoroastrienne, est prévenu par le dieu de la Sagesse et du Temps, Ahura Mazda, qu’un déluge, résultant de la fonte de neiges accumulées durant une épouvantable saison d’hiver, menace la terre. Ainsi Jamshid aménage-t-il une caverne dans laquelle il s’abrite avec quelques autres Hommes et différentes espèces animales et végétales, qui seront tous sauvés en même temps que le chah.
Les hindouistes, pour leur part, racontent que le premier homme sur terre, Manu, est sauvé d’un déluge par Matsya, le premier avatar du dieu Vishnu. L’avatar l’incite, en effet, à construire un bateau avant qu’advienne la catastrophe climatique. Manu, ayant survécu au déluge, devient ensuite le porte-parole de Vishnu et assoit les fondements de la religion hindoue.
Pour les Maya, enfin, l’humanité d’aujourd’hui, qui descend des Hommes de maïs, aurait eu pour ancêtres les plus archaïques les Hommes de glaise, disparus à cause de leur propre bêtise, à qui auraient succédé les Hommes de bois, définitivement abattus par un déluge de ténèbres et de feu à cause de leur mécréance.
Francis Danby, The Flood, 1840.
Du déluge et de certaines de ses significations
Sans prétendre à quelque exhaustivité que ce soit, évoquons ici quelques-unes des significations, autrement dit des portées morales des différents mythes du déluge. Si, dans la plupart des récits, la catastrophe diluvienne est liée à l’incurie, à l’impiété et à l’orgueil des hommes qui provoquent la colère d’un dieu, de Dieu, et revêt la signification d’un châtiment, on pourrait voir que, dans certains autres récits, le déluge est lié au désir d’un dieu, d’un être suprême de mettre fin à l’espèce humaine, jugée tout simplement inopportune. Dans d’autres récits encore, le déluge n’est au final rien d’autre que l’expression de la liberté de la Nature dans sa toute-puissance, laquelle ne saurait qu’anéantir l’être humain incapable de s’en prémunir.
Quoi qu’il en soit, on aura noté que les pluies diluviennes ne sont pas évoquées comme étant radicalement apocalyptiques: car, s’il est vrai que, se déchaînant durant sept jours ou quarante jours selon une version ou une autre, ces pluies provoquent la fin de l’humanité, il n’en demeure pas moins qu’elles inaugurent paradoxalement l’ère d’une humanité nouvelle. Aussi la morale qui s’en dégagerait permettrait-elle peut-être de penser que la régression au Chaos originel avec l’immersion intégrale de la terre dans les eaux serait une condition sine qua non pour une naissance autre de l’Homme, autrement dit pour une régénération de l’humanité et du monde. Le déluge serait donc, dans ce sens, à la fois source de mort et de vie.
Vishnu assis sur Ananta, le serpent hindou. Sculpture de la fin du VIe siècle. Grotte de Badami en Inde.
Du déluge libanais…
Depuis le début de la saison des pluies au Liban, le même spectacle de presque fin du monde se réitère: des pluies diluviennes qui noient tous les axes routiers et transforment les voitures en de bien étranges sous-marins! En l’occurrence, le 29 novembre 2022, toutes les routes et les autoroutes, depuis Jounieh jusqu’à Byblos, se sont retrouvées sous un incroyable déluge d’eaux boueuses qui ont bloqué durant des heures, loin de leur destination, des automobilistes immergés jusqu’au torse, frappés de sidération et d’effroi.
Si d’aucuns accusent le changement climatique et la modification de la nature des précipitations, d’autres la vétusté des infrastructures, d’autres encore l’incurie des autorités de tous bords, cela n’empêche pas que les dommages matériels soient énormes, que l’impact moral le soit sans doute encore plus, ni que des drames humains aient effectivement lieu…
Serions-nous en train d’écrire autrement le mythe du déluge? Certes, il ne serait pas difficile pour nous, Libanais, de nous reconnaître entre la vie et la mort. Réécrire le mythe diluvien inverserait-il donc la donne en nous mettant entre la mort et la vie, sur une traversée entre le chaos et le nouvel ordre?
Pourvu que, depuis notre art supérieur de l’inversion, le déluge ne fasse pas disparaître les bons pêcheurs parmi nous en laissant s’en échapper les vrais pécheurs.
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