Il pleuvait de la lumière
Le rideau s’ouvre et Clémentine Célarié apparaît, seule sur scène, dressée, droite et muette, au bord d’une falaise. Le décor nous situe dans le paysage grandiose et glacé d’Étretat en hiver, théâtre du roman de Maupassant Une vie.

Clémentine Célarié est Jeanne, l’héroïne du roman, que la trahison de son mari a jetée dans une fuite éperdue, sur l’arête de la mort. Et nous, public du Théâtre des Mathurins, nous sommes le trou sombre devant elle, nous sommes la mer invisible prête à engloutir son geste de désespoir, et nous sommes aussi ce qui l’en protège. Car Jeanne ne bascule pas. Elle nous raconte «une vie», sa vie.

Clémentine Célarié, dans cette pièce vibrante, ne joue pas seulement Jeanne, elle lui donne une nouvelle vie. Les extraits du texte de Maupassant, repris à la lettre, ont été choisis de telle sorte que ce choix produit une autre interprétation du personnage, plus contemporaine, universelle.

Clémentine Célarié est belle, vitale, robuste et charnelle, comme la Jeanne de Maupassant, «comme un portrait de Véronèse», comme cette nature puissante incarnée en elle: «la lumière, l’espace et l’eau». Mais à la différence de la Jeanne de Maupassant (et de sa sœur littéraire, l’Emma de Flaubert), Jeanne-Clémentine ne présente pas le caractère outré des grandes hystériques de roman, douées pour le malheur, sentimentales jusqu’à la pathologie, idéalistes jusqu’à la stupidité.

Ardente et mature, enfantine et grave, rêveuse et lucide, Jeanne-Clémentine nous livre un récit aussi émotionnel que réfléchi, construit autour des tournants de sa vie. Cette vie qui, de malheurs en renaissances, est à la fois lumières et pluies.

L’interprétation est magnifique, virtuose dans sa maîtrise théâtrale et bouleversante dans sa vérité nue. Les proportions intimistes du Théâtre des Mathurins augmentent ce sentiment: Jeanne-Clémentine est sur le fil de sa vie, au bord de notre regard, à portée de nos bras. La comédienne et la femme, exactes autant que généreuses, nourrissent ce rôle ensemble. Et le temps de la pièce passe comme un trait de plume, dense et fluide.

Une vie, premier roman de Maupassant paru en 1883, nous introduit au réalisme de son époque: réalisme comme genre littéraire, à la suite de Flaubert, et réalisme comme reflet d’une société, avec sa représentation de la femme. Une femme victime de son statut mais aussi d’elle-même, au sens de ses travers (aboulie, neurasthénie, onirisme, exaltation…).


Quand sont publiées, dix ans plus tard, Les Études sur l’hystérie, le génie de Sigmund Freud vient éclairer l’âme féminine d’une profondeur, d’une complexité, et d’une valeur créatrice nouvelles, ouvrant notre culture au précieux mystère du féminin.

À cet égard, Jeanne-Clémentine est plus freudienne que la Jeanne de Maupassant: plus contrastée, plus existentielle, plus femme en somme. Dès lors, la pièce nous est rendue présente, attachante, enseignante même. Nous recevons pleinement la sagesse éternelle de certains passages du texte, dans leur juste résonance philosophique et même psychanalytique: «On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts», dit Jeanne-Clémentine. En effet, Freud écrit, dans ce «Deuil et Mélancolie» qui constitue pour moi l’un de ses plus beaux textes: «Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal.»

Ici, c’est son idéal d’amour que pleure Jeanne, et qu’elle transfère sur son fils, et qu’elle perd encore, et qui renaît enfin, au terme de la pièce où filtre un tendre rayon de lumière: «La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit.»

Et nous recevons aussi, portée par l’amour de Clémentine Célarié, la splendide langue de Maupassant, cette langue adoratrice de la nature, puissamment évocatrice, cinématographique presque: «Un calme brûlant et souverain descendait du soleil, insensiblement, en buée d’or (…). De temps en temps elle levait les yeux pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée de coton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, tout seul, au milieu du ciel bleu. Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entre ces grandes arches de la falaise qu’on nomme les portes d’Étretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière à travers la verdure encore grêle.»




 
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