Chrystèle Khodr ravive l’héritage théâtral
Hanane Hajj Ali et Randa Asmar sont les héroïnes de la pièce écrite et mise en scène par Chrystèle Khodr qui se jouera au théâtre Monnot à partir de ce soir et jusqu'au 18 décembre. La3alla w Aasa (Augures), est une pièce qui met l’héritage théâtral des années 80 sur les planches. Elle se penche sur ce que fut Beyrouth, à travers le parcours de deux actrices de renommée qui évoluent à merveille dans l’axe du temps théâtral et qui deviennent, dans un espace dérobé à une période éphémère, les témoins de cet âge-là du théâtre. Elles redessinent, à travers leur jeu, les plis et les replis de la mémoire. Entretiens avec trois femmes d'exception.

Comment s’est fait le choix des deux actrices?

CK: J’ai commencé ce projet en 2018. Il m’était impossible de poursuivre mon travail sans effectuer des recherches sur celles qui m’ont précédée. Ce sont elles qui ont frayé mon chemin pour que je devienne la femme de théâtre que je suis aujourd’hui. Mon choix s’est porté sur les deux actrices Randa Asmar et Hanane Hajj Ali en particulier parce qu’elles suivent le travail des jeunes générations. Toutes les deux sont passionnées de théâtre. Hanane a suivi mon parcours dès mes débuts. Randa, quant à elle, assistait assidûment aux représentations. L’idée est de raconter, à travers ces deux actrices, l’histoire de la ville et de la pratique théâtrale dans les années 80, quand la ville était scindée en deux: Est et Ouest.

De quoi traite la pièce et quelle a été votre inspiration?

CK: L’histoire est celle de deux actrices qui ont grandi dans une même ville clivée. Chacune d’elles a sa propre manière d’aborder le théâtre. À travers leur histoire personnelle et professionnelle, je questionne la pratique théâtrale au Liban tout en dessinant le paysage artistique et politique au Liban des années 80. Je reviens toujours vers le passé pour questionner le présent. Je parle très rarement du présent dans mes pièces parce qu’il est trop évanescent et je ne sais pas comment le traiter, parce qu’il est court-circuité par le passé. J’ai alors proposé le texte à Randa Asmar et Hanane Hajj Ali qui ont généreusement accepté de faire partie du projet.



Le texte est-il pour vous à la base de la mise en scène?
CK: Je suis personnellement auteure et metteuse en scène. J’ai écrit le texte pour les deux actrices et l’ai travaillé pendant deux ans. Le temps de travail comportait des recherches et des interviews avec des actrices de leur génération, plus âgées ou plus jeunes, afin d’avoir accès aux archives. Randa Asmar et Hanane Hajj Ali sont mes archives vivantes. J’écrivais, je partais en résidence, puis réécrivais et je demandais à Randa et Hanane de commenter le texte durant des résidences de création à trois au théâtre Tournesol. À partir d’improvisations, je découvrais de nouvelles choses et réécrivais. J’ai au moins sept brouillons de ce texte que j’ai faits en sept ans. Néanmoins, en assistant au spectacle, on pourrait croire qu’elles improvisent. Cette pièce relate le parcours des actrices durant la guerre civile; comment des femmes comme elles ont passé plus de la moitié de leur vie à travailler dans le théâtre, avant même que je sois née… Imaginez à quel point je suis chanceuse.

Parlez-nous de votre rôle dans la pièce.

HHA: Le théâtre ne reflète pas seulement ma vie, il en fait partie. Lorsque j’ai décidé de faire du théâtre, c'était certainement pour faire du bon théâtre mais aussi et surtout pour redonner au théâtre sa fonction d’agora où un citoyen, face à d’autres citoyens, peut poser des questions critiques, avoir les bonnes réflexions et avoir le courage de briser les tabous. Que ce soit Jogging, Augures, Ayyam el-Khiyam ou Les Paravents de Jean Genet, ce sont des stations d’un même voyage. C’est ce processus de voyage qui m’intéresse. Roger Assaf le dit bien: «Le théâtre n’est pas une estrade pour les certitudes, mais un voyage au pays des questionnements.»


Après avoir porté votre monologue, Jogging, sur les planches, notamment à Avignon, parlez-nous de cette expérience scénique à trois au Liban.

HHA: Je suis un témoin à plusieurs voix qui raconte des histoires cachées que personne ne veut dévoiler. Dans Augures, nous incarnons toutes les trois notre présent. Randa et moi témoignons de nos premières années de théâtre durant la guerre. Ce voyage de transmission se fait à travers Chrystèle Khodr qui appartient à une génération plus jeune, et est destiné à une génération encore plus jeune. Nous le faisons parce que nous sommes hantées par l’Histoire et la transmission de la mémoire. Nous sommes tous tourmentés. Je le suis personnellement par l’absence de toute initiative qui puisse documenter et archiver la mémoire artistique et culturelle au Liban, en particulier la mémoire du théâtre qui est un art évanescent. Dès qu’on aborde le moment, ce moment-même devient le passé. On puise alors dans notre mémoire personnelle et artistique, tentant de se placer à mi-chemin à travers notre vécu. C’est ce qui nous donne l’énergie de continuer. Être là, au théâtre, est en soi un acte d’espoir.

Parlez-nous de votre rôle dans la pièce.

RA: C’est celui d’une actrice, Randa Asmar, passionnée de théâtre, qui a voulu l’étudier académiquement à l’université pendant la guerre, et qui a fait face à sa famille qui ne voyait pas ça d’un bon œil. Elle relate des fragments d’incidents qui ont jalonné son parcours ainsi que sa relation à la ville, au pays. Elle se retrouve avec une autre comédienne ayant grandi dans une autre partie de Beyrouth, à l’Ouest. C’est la première fois que les deux se retrouvent ensemble sur scène.

Qu’est-ce qui vous a poussée à accepter de faire partie de ce projet?

RA: Chrystèle Khoder est une personne qui inspire confiance. Elle a eu l’idée de monter un spectacle sur les personnes de notre génération que nous représentons. C’était très intéressant pour moi de revisiter la mémoire de ma vie d’actrice vue de l’extérieur, mais en même temps de contempler le résultat de toute cette vie dans un pays porteur de déceptions. Toujours est-il que nous persévérons dans notre voie, malgré tout. C’est notre manière de faire de la résistance culturelle et politique.

Comment conserver l’essence du théâtre dans le monde d’aujourd’hui?

RA: Le théâtre est vrai parce qu’on est en chair et en os devant le public. Le public se déplace pour nous voir et pour passer un moment rempli d’émotion. Quelle que soit l’importance que prend le virtuel, le théâtre garde toujours cette spécificité d’incarner un art vivant qui porte une parole et rassemble les êtres. Personne n’est obligé d’assister à une représentation, ni de jouer une pièce, mais nous le faisons, et c’est ce qui donne naissance à une certaine fusion. Dernièrement, une floraison chez la jeune génération du théâtre est en train de se déployer. Les salles sont remplies, que ce soit au théâtre Tournesol, Al-Madina ou Le Monnot.

Marie-Christine Tayah
Instagram: @mariechristine.tayah
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