L’Institut culturel italien au Liban et les éditions Dar Al Saqi ont présenté, mercredi 7 décembre 2022, dans les locaux de l’IIC à Hamra, la version arabe du livre Un Amour – حُب de Dino Buzzati, traduit par l’écrivain et scénariste Rami Tawil, grâce à une contribution financière accordée par le ministère italien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale. Un livre fascinant sur la passion et le désir, et une traduction fidèle au texte original.
Plus de vingt ans après la publication de son chef-d’œuvre, Le désert des Tartares, la dernière œuvre de Dino Buzzati, publiée en 1963, Un Amour, raconte l’intrusion de la passion dévastatrice dans la vie d’un honorable architecte quinquagénaire de Milan. Abandonnant l’atmosphère surréaliste et métaphysique du Désert des Tartares et des Sept messagers, Dino Buzzati plonge dans la peinture réaliste de la vie métropolitaine. Dramaturge, nouvelliste, journaliste et romancier, Dino Buzzati est considéré comme l’une des figures littéraires majeures du XXe siècle. Ses œuvres, teintées de surréalisme, de symbolisme et d’absurde kafkaïen, ont été traduites en 30 langues. La maison d’édition, Dar Al Saqi, pointilleuse dans ses sélections, a publié de nombreuses traductions d’œuvres italiennes, dont: Impossible d'Erri De Luca, Le Train des enfants de Viola Ardone, Le fil de l’horizon d’Antonio Tabucchi et Mal de pierres de Milena Agus. Le style du traducteur, Rami Tawil, transmet la sensibilité à fleur de peau de l’auteur qui va profondément dans le sens de l’introspection et fouille les méandres de l’être. Les thèmes du livre intéressent particulièrement le lectorat libanais et arabe.
Rania el- Moallem, la directrice de rédaction à l'édition Dar Al- Saqi et le romancier et scénariste Rami Tawil, le traducteur du livre en arabe.
Ce qui n’est pas conventionnel dans la linéarité du texte de Buzzati, c’est de découvrir la bourgeoisie avec un discours dominé, et le prolétariat avec un discours dominant, à travers une prose poétique. La bourgeoisie qui possède l’argent, la sécurité et le confort est privée cependant d’un corps à corps avec la vie. En effet, vivant derrière ses barrières aussi protectrices que réductrices, elle s’installe dans une routine qui finit par lui enlever le goût de vivre et l’enfermer dans un cercle vicieux. C’est l’ordre conservateur contre le désordre dionysiaque représenté par la très jeune prostituée, dévorée par le désir de croquer la vie à pleines dents et capable d’insuffler cette fureur de vivre aux plus aigris. L’artiste architecte est fasciné par le beau, comme on le remarque dans la description qu’il fait de la forme du visage de la catin, la comparant à la madone de Degas. Il est touché par sa beauté autant que par la force qu’elle dégage, qui donne l’impression qu’elle domine son destin malgré son appartenance à la classe démunie. Les allusions à l’assurance qu’elle inspire sont récurrentes alors que Dorrigo se situe aux antipodes, avec la répugnance qu’il éprouve pour son propre visage. Grâce à cette relation, il devenait capable, comme il l’avoue, «d’oublier son propre visage qui ne lui avait jamais plu et il se créait l’illusion de pouvoir même être désiré».
Sur un autre plan, il subit à son échelle la culpabilité chrétienne condamnant le plaisir sexuel, l’autre thème du livre, qui pèse de son poids terrible sur le désir d’Antonio et l’empêche de s’épanouir. «Il fallait voir pourtant par-dessus tout la trace indélébile d’une éducation catholique qu’il avait reçue, sévèrement hostile à la sexualité». Alors que la jeune fille, probablement privée d’éducation, semble dépourvue de complexes et vibrer naturellement au rythme de sa sensualité. Paradoxalement, la consommation sexuelle ne guérira jamais Dorrigo de l’obsession qu’il cultive pour Laïde, car, au plus fort de l’union charnelle, elle restera pour lui inaccessible. Il y a son mystère, sa beauté boudeuse, un brin arrogante, sa façon de ne pas rouler les [r] mais de les prononcer gracieusement. À onze reprises, Dorrigo note son charme singulier quand elle prononce une sorte de [r] guttural à la française. Ensuite, ses dérobades, ses éternelles fuites en avant, son emploi de temps surchargé, meublé de ses prétendus projets de casting, qui cachent en réalité, une mythomane redoutable. En tant qu’amoureux, il ne sera jamais repu. La possession physique n’entraînera jamais la possession morale. À mesure que le héros s’enflamme et souffre, Laïde semble de plus en plus primesautière, légère, délestée de tout poids. Sa liberté reste intacte alors que Dorrigo est pris à son piège, enchaîné, prisonnier, ligoté comme seule la passion peut le faire. Les lecteurs et les lectrices s’identifient à Dorrigo, et le titre du livre, commençant par l’article indéfini «un», décrit en fait «la» maladie provoquée par la flèche de Cupidon sur toutes ses victimes curieusement heureuses. On ne peut s’empêcher de se rappeler les différents romans autobiographiques d’Annie Ernaux, prix Nobel 2022 de littérature, qui décrivent la passion comme un temps voué entièrement, «religieusement» à l’attente, notamment dans Se perdre et Passion simple. Dans Un Amour, où les rapports de force sont inversés, c’est la femme, issue d’un milieu pauvre, qui mène le jeu et l’homme, appartenant à la bourgeoisie, membre d’une famille notoire et jouissant de la célébrité dans son domaine de spécialisation, qui s’installe inexorablement dans l’attente, guettant un geste, une insinuation, un regard, pour s’accrocher à une lueur d’espoir, au point d’en devenir complètement fou. Cependant, l’éventualité de se marier avec une fille de joie n’est jamais envisagée, même au plus fort de la dépendance amoureuse, quand il est question de retrouver son souffle, sa respiration, sa vie. «Je serai l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien», mais je ne serai jamais ton époux, semble dire Dorrigo. Car ce que recherche cet homme, c’est la fantaisie, la poésie, le monde mythique de l’amour libre, loin de sa prison quotidienne. «Une femme comme il faut qui serait allée au lit avec lui par amour désintéressé lui eût infiniment moins plu», lit-on dans le livre. Par ailleurs, il est délivré de l’angoisse de ne pas plaire, du temps perdu souvent à convaincre l’élue sans succès, selon ses propres mots: «un rêve devenu réalité, d’un coup de baguette magique, pour vingt mille livres», car Antonio est toujours traversé par les doutes. Pourquoi ne plaît-il jamais aux femmes désirables? Pourquoi ces femmes semblent-elles heureuses en compagnie d’hommes souvent âgés, voire vieux, et qui, sans être beaux ou séduisants, leur racontent des niaiseries qui leur plaisent incontestablement, alors que Dorrigo, avec son imagination créative et sa grande renommée, n’arrive ni à conquérir ni à inspirer le désir? Avec elle, il ouvre le merveilleux chapitre de la vie fictive, fantasmée, celle d’une émancipation rêvée qui ne peut se réaliser indépendamment de sa présence.
Le public dans les locaux de l'Institut culturel italien à Hamra assistant à la présentation de l'oeuvre en arabe.
Après d’innombrables tentatives, à la fin du livre, quand le narrateur aura tout essayé pour la retenir alors qu’elle lui glisse entre les mains comme du mercure, armée de son audace et de ses fourberies, elle prononce une phrase fatale où la magie ne sera plus opératoire. Pour la première fois depuis qu’il la connaît, il repense à la mort, son ancienne obsession. Le livre met en scène le combat permanent entre Éros et Thanatos, d’autant plus que la psychanalyse, au pic de sa révolution, marquait de son sceau toutes les disciplines. Après la chute et l’échec du héros, les mensonges et les trahisons de Laïde, c’est le retour à la vie normale, en apparence sereine, mais hantée par l'idée de la mort. On y trouve la dimension fondamentale du binôme vie/amour contre la mort théorisée par Freud. Cette thématique est toujours cruciale dans les pays arabes, où l’émancipation est encore à ses premiers pas, justifiant le choix pertinent du livre à travers l’urgence de la libération et de l’épanouissement. Sans oublier l’universalité de la quête amoureuse, remède contre la solitude et la médiocrité de la vie. Dans cette perspective, l’écrivain Christian Bobin, qui vient récemment de nous quitter, raconte cette tension absolue de toutes les composantes de l’être: «Tu m’as donné le plus précieux de tout: le manque. Il m’était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais, tu me manquais encore. Tu as cassé les vitres et, depuis, l’air s’y engouffre, le glacé, le brûlant et toutes sortes de clartés.»
Plus de vingt ans après la publication de son chef-d’œuvre, Le désert des Tartares, la dernière œuvre de Dino Buzzati, publiée en 1963, Un Amour, raconte l’intrusion de la passion dévastatrice dans la vie d’un honorable architecte quinquagénaire de Milan. Abandonnant l’atmosphère surréaliste et métaphysique du Désert des Tartares et des Sept messagers, Dino Buzzati plonge dans la peinture réaliste de la vie métropolitaine. Dramaturge, nouvelliste, journaliste et romancier, Dino Buzzati est considéré comme l’une des figures littéraires majeures du XXe siècle. Ses œuvres, teintées de surréalisme, de symbolisme et d’absurde kafkaïen, ont été traduites en 30 langues. La maison d’édition, Dar Al Saqi, pointilleuse dans ses sélections, a publié de nombreuses traductions d’œuvres italiennes, dont: Impossible d'Erri De Luca, Le Train des enfants de Viola Ardone, Le fil de l’horizon d’Antonio Tabucchi et Mal de pierres de Milena Agus. Le style du traducteur, Rami Tawil, transmet la sensibilité à fleur de peau de l’auteur qui va profondément dans le sens de l’introspection et fouille les méandres de l’être. Les thèmes du livre intéressent particulièrement le lectorat libanais et arabe.
Rania el- Moallem, la directrice de rédaction à l'édition Dar Al- Saqi et le romancier et scénariste Rami Tawil, le traducteur du livre en arabe.
Ce qui n’est pas conventionnel dans la linéarité du texte de Buzzati, c’est de découvrir la bourgeoisie avec un discours dominé, et le prolétariat avec un discours dominant, à travers une prose poétique. La bourgeoisie qui possède l’argent, la sécurité et le confort est privée cependant d’un corps à corps avec la vie. En effet, vivant derrière ses barrières aussi protectrices que réductrices, elle s’installe dans une routine qui finit par lui enlever le goût de vivre et l’enfermer dans un cercle vicieux. C’est l’ordre conservateur contre le désordre dionysiaque représenté par la très jeune prostituée, dévorée par le désir de croquer la vie à pleines dents et capable d’insuffler cette fureur de vivre aux plus aigris. L’artiste architecte est fasciné par le beau, comme on le remarque dans la description qu’il fait de la forme du visage de la catin, la comparant à la madone de Degas. Il est touché par sa beauté autant que par la force qu’elle dégage, qui donne l’impression qu’elle domine son destin malgré son appartenance à la classe démunie. Les allusions à l’assurance qu’elle inspire sont récurrentes alors que Dorrigo se situe aux antipodes, avec la répugnance qu’il éprouve pour son propre visage. Grâce à cette relation, il devenait capable, comme il l’avoue, «d’oublier son propre visage qui ne lui avait jamais plu et il se créait l’illusion de pouvoir même être désiré».
Sur un autre plan, il subit à son échelle la culpabilité chrétienne condamnant le plaisir sexuel, l’autre thème du livre, qui pèse de son poids terrible sur le désir d’Antonio et l’empêche de s’épanouir. «Il fallait voir pourtant par-dessus tout la trace indélébile d’une éducation catholique qu’il avait reçue, sévèrement hostile à la sexualité». Alors que la jeune fille, probablement privée d’éducation, semble dépourvue de complexes et vibrer naturellement au rythme de sa sensualité. Paradoxalement, la consommation sexuelle ne guérira jamais Dorrigo de l’obsession qu’il cultive pour Laïde, car, au plus fort de l’union charnelle, elle restera pour lui inaccessible. Il y a son mystère, sa beauté boudeuse, un brin arrogante, sa façon de ne pas rouler les [r] mais de les prononcer gracieusement. À onze reprises, Dorrigo note son charme singulier quand elle prononce une sorte de [r] guttural à la française. Ensuite, ses dérobades, ses éternelles fuites en avant, son emploi de temps surchargé, meublé de ses prétendus projets de casting, qui cachent en réalité, une mythomane redoutable. En tant qu’amoureux, il ne sera jamais repu. La possession physique n’entraînera jamais la possession morale. À mesure que le héros s’enflamme et souffre, Laïde semble de plus en plus primesautière, légère, délestée de tout poids. Sa liberté reste intacte alors que Dorrigo est pris à son piège, enchaîné, prisonnier, ligoté comme seule la passion peut le faire. Les lecteurs et les lectrices s’identifient à Dorrigo, et le titre du livre, commençant par l’article indéfini «un», décrit en fait «la» maladie provoquée par la flèche de Cupidon sur toutes ses victimes curieusement heureuses. On ne peut s’empêcher de se rappeler les différents romans autobiographiques d’Annie Ernaux, prix Nobel 2022 de littérature, qui décrivent la passion comme un temps voué entièrement, «religieusement» à l’attente, notamment dans Se perdre et Passion simple. Dans Un Amour, où les rapports de force sont inversés, c’est la femme, issue d’un milieu pauvre, qui mène le jeu et l’homme, appartenant à la bourgeoisie, membre d’une famille notoire et jouissant de la célébrité dans son domaine de spécialisation, qui s’installe inexorablement dans l’attente, guettant un geste, une insinuation, un regard, pour s’accrocher à une lueur d’espoir, au point d’en devenir complètement fou. Cependant, l’éventualité de se marier avec une fille de joie n’est jamais envisagée, même au plus fort de la dépendance amoureuse, quand il est question de retrouver son souffle, sa respiration, sa vie. «Je serai l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien», mais je ne serai jamais ton époux, semble dire Dorrigo. Car ce que recherche cet homme, c’est la fantaisie, la poésie, le monde mythique de l’amour libre, loin de sa prison quotidienne. «Une femme comme il faut qui serait allée au lit avec lui par amour désintéressé lui eût infiniment moins plu», lit-on dans le livre. Par ailleurs, il est délivré de l’angoisse de ne pas plaire, du temps perdu souvent à convaincre l’élue sans succès, selon ses propres mots: «un rêve devenu réalité, d’un coup de baguette magique, pour vingt mille livres», car Antonio est toujours traversé par les doutes. Pourquoi ne plaît-il jamais aux femmes désirables? Pourquoi ces femmes semblent-elles heureuses en compagnie d’hommes souvent âgés, voire vieux, et qui, sans être beaux ou séduisants, leur racontent des niaiseries qui leur plaisent incontestablement, alors que Dorrigo, avec son imagination créative et sa grande renommée, n’arrive ni à conquérir ni à inspirer le désir? Avec elle, il ouvre le merveilleux chapitre de la vie fictive, fantasmée, celle d’une émancipation rêvée qui ne peut se réaliser indépendamment de sa présence.
Le public dans les locaux de l'Institut culturel italien à Hamra assistant à la présentation de l'oeuvre en arabe.
Après d’innombrables tentatives, à la fin du livre, quand le narrateur aura tout essayé pour la retenir alors qu’elle lui glisse entre les mains comme du mercure, armée de son audace et de ses fourberies, elle prononce une phrase fatale où la magie ne sera plus opératoire. Pour la première fois depuis qu’il la connaît, il repense à la mort, son ancienne obsession. Le livre met en scène le combat permanent entre Éros et Thanatos, d’autant plus que la psychanalyse, au pic de sa révolution, marquait de son sceau toutes les disciplines. Après la chute et l’échec du héros, les mensonges et les trahisons de Laïde, c’est le retour à la vie normale, en apparence sereine, mais hantée par l'idée de la mort. On y trouve la dimension fondamentale du binôme vie/amour contre la mort théorisée par Freud. Cette thématique est toujours cruciale dans les pays arabes, où l’émancipation est encore à ses premiers pas, justifiant le choix pertinent du livre à travers l’urgence de la libération et de l’épanouissement. Sans oublier l’universalité de la quête amoureuse, remède contre la solitude et la médiocrité de la vie. Dans cette perspective, l’écrivain Christian Bobin, qui vient récemment de nous quitter, raconte cette tension absolue de toutes les composantes de l’être: «Tu m’as donné le plus précieux de tout: le manque. Il m’était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais, tu me manquais encore. Tu as cassé les vitres et, depuis, l’air s’y engouffre, le glacé, le brûlant et toutes sortes de clartés.»
Lire aussi
Commentaires