Quand un événement aussi violent que les attentats de janvier et novembre 2015 survient, le cours ordinaire de la vie en société est profondément déstabilisé. L’état de sidération qu’il provoque suscite des émotions travaillées par la peur que ses proches et soi-même puissent en être directement victimes. Pour conjurer la peur, le traitement informationnel à chaud de l’événement a généralement pour objectif prioritaire de désigner au plus vite, au risque de la déformation des faits et de l’emballement politique, le ou les coupable(s).
Or, en janvier 2015, comme l’argumente L’École sous le feu. Janvier et novembre 2015, l’institution scolaire se voit «accusée de n’avoir pas su préserver la société française de l’extrémisme islamiste de jeunes hommes radicalisés, pourtant éduqués dans ses classes». Le refus (non systématiquement quantifié) d’élèves de participer à la minute de silence organisée le 8 janvier 2015 sur tout le territoire national scelle la mise en accusation de l’école comme lieu de production de terroristes. Dans les sphères médiatiques et politiques, ce refus est aussitôt présenté comme le point d’orgue du déclin qui caractériserait l’école depuis les années 1990 en raison d’un affaiblissement de la laïcité et, en contrepoint, d’une progression marquée d’un islam communautaire que l’institution scolaire et ses agents ne parviendraient pas à enrayer. Mobilisant l’analogie guerrière, la mise en informations en temps réel des attentats de janvier 2015 identifie l’école comme fautive de «la débâcle» (cf. 1940) tandis qu’en novembre 2015, alors que sept enseignants et une lycéenne font partie des morts, elle devient le lieu du «sacrifice» (cf. 1914) requérant la protection de la nation.
Historien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Emmanuel Saint-Fuscien propose, avec le recul de la démarche scientifique fondée sur l’étude de divers documents et l’enquête par questionnaires et entretiens, une analyse fouillée de ce qui s’est effectivement passé dans les classes en janvier et novembre 2015. De sa recherche, il ressort notamment, malgré le désarroi ressenti de part et d’autre, tout spécialement en janvier, qu’«enseignants et élèves ont finalement su [non sans tensions et incompréhensions mutuelles] maintenir au sein des classes le pacte pédagogique en leurs relations interpersonnelles au-delà du combat politique entre laïcité et religion musulmane».
Selon Emmanuel Saint-Fuscien, si la question religieuse ne peut évidemment être «retranchée de vies scolaires qui en janvier comme en novembre lui furent en partie consubstantielles, il convient, en parallèle, d’identifier tout ce qui, dans les interactions au sein des établissements scolaires et dans la parole des acteurs, ne pouvait l’y réduire». Ainsi, en janvier 2015, Charlie Hebdo a été, entre élèves et professeurs (surtout ceux de plus de 40 ans) «une frontière culturelle et générationnelle autant que religieuse». Il apparaît que la grande majorité des élèves de collège et de lycée ignoraient tout de l’histoire et des acteurs du journal pamphlétaire. Charlie Hebdo n’étant «plus un journal de jeunes sans doute depuis longtemps», les élèves n’ont pas compris les ressorts sociétaux de l’émotion de certains de leurs professeurs; comme l’enquête l’a mis en évidence, ils croyaient que leurs professeurs si émus avaient une proximité personnelle avec «les tués de Charlie».
De même, alors que les attentats de janvier ont été commis pendant le temps scolaire, empêchant ainsi qu’élèves et professeurs en soient informés en temps réel, ceux du 13 novembre se sont produits un vendredi soir quand, notamment, nombre de personnes regardaient à la télévision le match de foot France-Allemagne qui avait lieu au Stade de France, l’un des sites touchés par les attentats. L’enquête d’Emmanuel Saint-Fuscien souligne que la médiatisation en direct des attentats de novembre a laissé «trois ans plus tard, une hypersensibilité chez les élèves»; à l’instar de leurs professeurs, ils se souviennent toujours «de leur saisissement et de leur angoisse face à des événements qu’ils associent à la guerre et à la menace de mort». Le lundi 16 décembre, les élèves de familles populaires «très choqués par le Stade de France» et ceux des classes moyennes et supérieures particulièrement affectés par «le Bataclan et les terrasses» se sont d’emblée trouvés en situation de partager les mêmes images avec leurs professeurs et d’enclencher, au sein des classes, la mise en partage des informations qui n’avait pas pu se faire pleinement en janvier.
En novembre, afin de faire face à la peur viscérale commune aux élèves et aux professeurs qu’un proche ou soi-même soit victime d’un nouvel attentat, s’informer ensemble sur le suivi de l’événement dramatique (décompte des morts, sort des blessés, traque des terroristes, études de leurs profils et de leurs parcours, manifestations de soutien et de deuil…) s’est imposé comme une démarche indispensable dans la quasi-totalité des établissements scolaires. Les élèves, avec leurs différences, ont affirmé leur soif de savoir et de comprendre ce qui venait de se passer en France. Cette quête d’informations a spontanément conduit à la suspension de l’interdiction d’utiliser le téléphone portable en classe; lequel, dès lors, a fortement contribué à nourrir en direct les nombreux débats.
Les thématiques débattues visaient à se soustraire aux peurs suscitées par les théories du complot et par les amalgames. Les élèves se souviennent que celles-ci ont d’abord concerné la nécessité de distinguer musulmans et terroristes par solidarité avec ceux d’entre eux se sentant, en raison de leur religion, associés à ces derniers, comme Ali (lycéen) qui précise: «on ne riait pas. On devait assumer l’acte d’autres Arabes à la con». Ils voulaient aussi «savoir ce qu’était et d’où venait Daech, quels courants traversaient l’islam, ce qu’il en était des conflits au Moyen-Orient ou encore de la question attenante des migrations de guerre. Quant aux professeurs, ils se retiennent plutôt que de débattre sur la liberté d’expression, la laïcité ou encore la liberté de conscience et l’antisémitisme. Le souvenir des débats au sein des classes laisse, entre autres aspects, apparaître «un rapport des jeunes à la laïcité bien différent de celui de leurs parents» et de leurs enseignants. Dans leurs propos recueillis par Emmanuel Saint-Fuscien, une désapprobation à l’égard de ceux qui se moquent des religions – tout spécialement de l’islam – est présente corroborant le constat établi en 2009 par des sociologues des religions suivant lequel les élèves d’aujourd’hui seraient plus tolérants que leurs prédécesseurs aux croyances qui ne sont pas les leurs, un constat confirmé par une enquête de l’Institut français d’opinion publique (Ifop) publiée en mars 2021.
L’auteur montre qu’en novembre 2015, pour éviter les tensions et ruptures déplaisantes de janvier, élèves et professeurs ont sciemment mis en place des pratiques de dialogue fondées sur le respect de l’autre. Conformément à l’exigence scolaire, les informations mobilisées pour débattre devaient être vérifiées pour ainsi éviter les erreurs et manipulations liées à la multitude de fake news en circulation. Encouragés par leurs élèves, beaucoup d’enseignants ont recouru au hors-programme en s’attachant, quand cela était possible, à l’articuler au programme pour favoriser la compréhension critique que l’école doit construire. Ainsi, sur la base «de centaines de micro-négociations» localisées, l’enjeu des débats de novembre a été la production d’un récit commun visant à l’apaisement.
L’École sous le feu. Janvier et novembre 2015 témoigne avec pertinence de la résistance d’une institution dont certains ont pensé qu’elle allait s’effondrer après janvier 2015 mais qui, en novembre 2015, a su faire taire les critiques outrancières à son encontre en s’investissant au sein des classes dans des échanges qui, malgré d’inévitables malentendus et tensions, ont été constructifs et enrichissants pour les élèves comme pour les professeurs. Emmanuel Saint-Fuscien démontre qu’en novembre 2015 l’école, «dernier endroit peut-être» où se côtoient encore au quotidien toutes les classes sociales (dont la totalité des enfants des classes populaires) et toutes les cultures, a été en capacité de mettre en œuvre «une pédagogie coconstruite» entre élèves et professeurs qui a permis de tenir ensemble face à «une violence extérieure rabattue vers la guerre». L’auteur note que cette capacité de l’école à faire face suggère que les attentions les plus soutenues lui soit accordées au nom de ce qu’elle continue d’apporter de positif à notre société malgré «les épreuves qu’elle traverse et celles qui semblent l’attendre».
Eliane Le Dantee
L’École sous le feu: janvier et novembre 2015: essai d’histoire du temps présent d'Emmanuel Saint-Fuscien, Passés composés, 2022.
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
Or, en janvier 2015, comme l’argumente L’École sous le feu. Janvier et novembre 2015, l’institution scolaire se voit «accusée de n’avoir pas su préserver la société française de l’extrémisme islamiste de jeunes hommes radicalisés, pourtant éduqués dans ses classes». Le refus (non systématiquement quantifié) d’élèves de participer à la minute de silence organisée le 8 janvier 2015 sur tout le territoire national scelle la mise en accusation de l’école comme lieu de production de terroristes. Dans les sphères médiatiques et politiques, ce refus est aussitôt présenté comme le point d’orgue du déclin qui caractériserait l’école depuis les années 1990 en raison d’un affaiblissement de la laïcité et, en contrepoint, d’une progression marquée d’un islam communautaire que l’institution scolaire et ses agents ne parviendraient pas à enrayer. Mobilisant l’analogie guerrière, la mise en informations en temps réel des attentats de janvier 2015 identifie l’école comme fautive de «la débâcle» (cf. 1940) tandis qu’en novembre 2015, alors que sept enseignants et une lycéenne font partie des morts, elle devient le lieu du «sacrifice» (cf. 1914) requérant la protection de la nation.
Historien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Emmanuel Saint-Fuscien propose, avec le recul de la démarche scientifique fondée sur l’étude de divers documents et l’enquête par questionnaires et entretiens, une analyse fouillée de ce qui s’est effectivement passé dans les classes en janvier et novembre 2015. De sa recherche, il ressort notamment, malgré le désarroi ressenti de part et d’autre, tout spécialement en janvier, qu’«enseignants et élèves ont finalement su [non sans tensions et incompréhensions mutuelles] maintenir au sein des classes le pacte pédagogique en leurs relations interpersonnelles au-delà du combat politique entre laïcité et religion musulmane».
Janvier et novembre 2015 à l’école: des vécus différents
Selon Emmanuel Saint-Fuscien, si la question religieuse ne peut évidemment être «retranchée de vies scolaires qui en janvier comme en novembre lui furent en partie consubstantielles, il convient, en parallèle, d’identifier tout ce qui, dans les interactions au sein des établissements scolaires et dans la parole des acteurs, ne pouvait l’y réduire». Ainsi, en janvier 2015, Charlie Hebdo a été, entre élèves et professeurs (surtout ceux de plus de 40 ans) «une frontière culturelle et générationnelle autant que religieuse». Il apparaît que la grande majorité des élèves de collège et de lycée ignoraient tout de l’histoire et des acteurs du journal pamphlétaire. Charlie Hebdo n’étant «plus un journal de jeunes sans doute depuis longtemps», les élèves n’ont pas compris les ressorts sociétaux de l’émotion de certains de leurs professeurs; comme l’enquête l’a mis en évidence, ils croyaient que leurs professeurs si émus avaient une proximité personnelle avec «les tués de Charlie».
De même, alors que les attentats de janvier ont été commis pendant le temps scolaire, empêchant ainsi qu’élèves et professeurs en soient informés en temps réel, ceux du 13 novembre se sont produits un vendredi soir quand, notamment, nombre de personnes regardaient à la télévision le match de foot France-Allemagne qui avait lieu au Stade de France, l’un des sites touchés par les attentats. L’enquête d’Emmanuel Saint-Fuscien souligne que la médiatisation en direct des attentats de novembre a laissé «trois ans plus tard, une hypersensibilité chez les élèves»; à l’instar de leurs professeurs, ils se souviennent toujours «de leur saisissement et de leur angoisse face à des événements qu’ils associent à la guerre et à la menace de mort». Le lundi 16 décembre, les élèves de familles populaires «très choqués par le Stade de France» et ceux des classes moyennes et supérieures particulièrement affectés par «le Bataclan et les terrasses» se sont d’emblée trouvés en situation de partager les mêmes images avec leurs professeurs et d’enclencher, au sein des classes, la mise en partage des informations qui n’avait pas pu se faire pleinement en janvier.
L’école et la mise en pratique d’un besoin commun d’informations
En novembre, afin de faire face à la peur viscérale commune aux élèves et aux professeurs qu’un proche ou soi-même soit victime d’un nouvel attentat, s’informer ensemble sur le suivi de l’événement dramatique (décompte des morts, sort des blessés, traque des terroristes, études de leurs profils et de leurs parcours, manifestations de soutien et de deuil…) s’est imposé comme une démarche indispensable dans la quasi-totalité des établissements scolaires. Les élèves, avec leurs différences, ont affirmé leur soif de savoir et de comprendre ce qui venait de se passer en France. Cette quête d’informations a spontanément conduit à la suspension de l’interdiction d’utiliser le téléphone portable en classe; lequel, dès lors, a fortement contribué à nourrir en direct les nombreux débats.
Les thématiques débattues visaient à se soustraire aux peurs suscitées par les théories du complot et par les amalgames. Les élèves se souviennent que celles-ci ont d’abord concerné la nécessité de distinguer musulmans et terroristes par solidarité avec ceux d’entre eux se sentant, en raison de leur religion, associés à ces derniers, comme Ali (lycéen) qui précise: «on ne riait pas. On devait assumer l’acte d’autres Arabes à la con». Ils voulaient aussi «savoir ce qu’était et d’où venait Daech, quels courants traversaient l’islam, ce qu’il en était des conflits au Moyen-Orient ou encore de la question attenante des migrations de guerre. Quant aux professeurs, ils se retiennent plutôt que de débattre sur la liberté d’expression, la laïcité ou encore la liberté de conscience et l’antisémitisme. Le souvenir des débats au sein des classes laisse, entre autres aspects, apparaître «un rapport des jeunes à la laïcité bien différent de celui de leurs parents» et de leurs enseignants. Dans leurs propos recueillis par Emmanuel Saint-Fuscien, une désapprobation à l’égard de ceux qui se moquent des religions – tout spécialement de l’islam – est présente corroborant le constat établi en 2009 par des sociologues des religions suivant lequel les élèves d’aujourd’hui seraient plus tolérants que leurs prédécesseurs aux croyances qui ne sont pas les leurs, un constat confirmé par une enquête de l’Institut français d’opinion publique (Ifop) publiée en mars 2021.
L’auteur montre qu’en novembre 2015, pour éviter les tensions et ruptures déplaisantes de janvier, élèves et professeurs ont sciemment mis en place des pratiques de dialogue fondées sur le respect de l’autre. Conformément à l’exigence scolaire, les informations mobilisées pour débattre devaient être vérifiées pour ainsi éviter les erreurs et manipulations liées à la multitude de fake news en circulation. Encouragés par leurs élèves, beaucoup d’enseignants ont recouru au hors-programme en s’attachant, quand cela était possible, à l’articuler au programme pour favoriser la compréhension critique que l’école doit construire. Ainsi, sur la base «de centaines de micro-négociations» localisées, l’enjeu des débats de novembre a été la production d’un récit commun visant à l’apaisement.
L’École sous le feu. Janvier et novembre 2015 témoigne avec pertinence de la résistance d’une institution dont certains ont pensé qu’elle allait s’effondrer après janvier 2015 mais qui, en novembre 2015, a su faire taire les critiques outrancières à son encontre en s’investissant au sein des classes dans des échanges qui, malgré d’inévitables malentendus et tensions, ont été constructifs et enrichissants pour les élèves comme pour les professeurs. Emmanuel Saint-Fuscien démontre qu’en novembre 2015 l’école, «dernier endroit peut-être» où se côtoient encore au quotidien toutes les classes sociales (dont la totalité des enfants des classes populaires) et toutes les cultures, a été en capacité de mettre en œuvre «une pédagogie coconstruite» entre élèves et professeurs qui a permis de tenir ensemble face à «une violence extérieure rabattue vers la guerre». L’auteur note que cette capacité de l’école à faire face suggère que les attentions les plus soutenues lui soit accordées au nom de ce qu’elle continue d’apporter de positif à notre société malgré «les épreuves qu’elle traverse et celles qui semblent l’attendre».
Eliane Le Dantee
L’École sous le feu: janvier et novembre 2015: essai d’histoire du temps présent d'Emmanuel Saint-Fuscien, Passés composés, 2022.
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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